Idées

 

Réconcilier l’Ouest et l’Est du continent

 

 

Bloc-notes n˚26

 

Laurent Coligny, 2 octobre 2022

 

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L’Union Européenne telle qu’elle est aujourd’hui, et l’idée européenne, plus ancienne encore, se sont d’abord construites autour de l’idée de réconciliation. En fait, l’UE n’est rien d’autre que l’expression la plus récente / aboutie (mais loin d’être parfaite) de cette vision ancienne de notre continent.

 

La réconciliation franco-allemande, et l’entente nécessaire entre Européens face au danger soviétique, la seule nous menaçant d’une potentielle frappe militaire après 1945, ont été des ciments de notre Union.

 

Mais l’Idée a été de plus en plus oubliée, au profit d’une vision économique et administrative de l’Europe, qui n’est plus satisfaisante. Il faut revenir à l’Idée d’une union européenne qui vise à la réconciliation entre voisins qui se démonisent les uns les autres, alors qu’ils sont si proches, humainement, culturellement, historiquement.

 

Cela signifie faire enfin en sorte qu’un quelconque élargissement se fasse d’abord sur des critères géopolitiques et historiques. L’approche purement géographique, ne prenant en compte ni l’Histoire, ni les intérêts particuliers, des pays souhaitant entrer dans l’Union, explique l’état peu glorieux de l’Union aujourd’hui… il serait bon de ne pas répéter une telle grossière erreur de jugement.

 

Selon une telle approche, la priorité, dans les Balkans, devrait être donnée à la Bosnie-Herzégovine, et sur une intégration des pays de la région en accord avec une reconnaissance historique des horreurs de la guerre civile yougoslave. On voit mal pourquoi la Bosnie ne bénéficierait pas de ce qui a été proposé à l’Ukraine et à la Moldavie. Les efforts récents de la Slovénie vont dans le sens de l’Histoire. De la même manière, tout pays qui, dans cette région, comme ailleurs, notamment en Europe centrale et orientale, voudrait modifier les frontières par la force ou diverses pressions, ne mérite pas un centime du contribuable européen. Les pays de l’ex-Yougoslavie n’ont un avenir dans l’Union, et peuvent prétendre à l’argent européen, que s’ils acceptent de dénoncer leurs anciens démons nationalistes.

 

Mais si une « réconciliation » yougoslave est nécessaire, et doit être soutenue par l’UE, ce n’est pas la seule qu’il faut mettre en œuvre, dans le sens des intérêts européens. La guerre en Ukraine nous rappelle à quel point nous, Européens, sommes intimement liés à l’avenir de ce qui se passe à l’Est de l’UE, sur un ensemble eurasiatique plus large.

 

Il faut donc reprendre l’Idée Européenne historiquement de réconciliation, et l’étendre vers l’Est dans le temps : dans notre rapport au territoire de l’ancienne URSS, et vers la Turquie, également. Sur l’ensemble de l’Eurasie.

 

Avec deux idées principales à garder en mémoire :

-       il est clair que cette réconciliation ne peut pas se faire dans la structure de l’UE telle qu’elle est actuellement. Il en faudrait, à terme, une autre, pleinement eurasiatique, reprenant cette logique de concert des nations, apaisé, sur l’ensemble de la zone.

-       Mais bien sûr, cela ne sera possible qu’avec la seconde idée : un dialogue eurasiatique n’est acceptable qu’avec le refus radical qu’une grande puissance, dans la région, peut imposer sa volonté aux autres par la force des armes.

 

On ne peut laisser les tensions gréco-turques se développer sans réagir, comme si elles ne nous concernaient pas. Ou comme s’il était naturel de choisir le camp « grec » contre les Turcs, présentés comme de nouveaux Ottomans, dans une version low cost du « choc des civilisations ».

 

On est face à des tensions historiques où la pensée manichéenne n’explique rien. L’UE se trouve directement concernée parce que les anciens dirigeants européens ont refusé de prendre en compte l’Histoire de l’Europe du Sud-Est, et ont refusé de voir l’évidence : intégrer la Grèce puis Chypre dans le projet européen, mais humilier la Turquie par une possibilité d’adhésion en fait fictif, était la meilleure façon de nourrir des tensions potentiellement violentes dans la région.

 

Aujourd’hui, on voit une certaine droite notamment, cherchant à faire oublier ses amitiés russes, s’agiter pour présenter la Turquie comme un ennemi radical des Européens : c’est, bien entendu, une caricature. Il faudra refuser une escalade militaire des deux camps. Pour la Grèce comme pour la Turquie, une guerre territoriale serait désastreuse pour l’économie, la stabilité nationale : préserver un dialogue diplomatique, s’opposer à toute escalade, devrait être la priorité, à Paris, Berlin, Bruxelles. Cela passerait en partie par l’UE, parce qu’on ne peut échapper au fait qu’avec la guerre en Ukraine, avec l’intérêt géopolitique que la Turquie représente, une prise en compte de l’intérêt d’une candidature au sein de l’Union est inévitable.

 

Mais c’est hors de l’Union, dans le cadre d’une coopération euro-turque en Eurasie, qu’une véritable entente cordiale pourrait se forger : il serait par exemple dans l’intérêt européen de soutenir le désir d’influence d’Ankara dans le monde turcophone, assurant ainsi que l’Asie centrale ne soit plus jamais dominée par une seule grande puissance.

 

Respecter l’importance géopolitique de la Turquie en Europe et en Méditerranée, enfin ; et trouver des intérêts convergents à l’international : ce serait l’opportunité de réussir, à terme, un apaisement d’un conflit ancien et au moins aussi dur que celui qui a opposé France et Allemagne par le passé. Il ne s’agit de choisir un camp entre Grecs et Turcs : il faut être pro-population turque, et pro-population grecque, donc pro-paix. Donc refuser les préjugés, savoir s’opposer fermement à toute escalade militaire d’où qu’elle vienne, avec une réponse commune au moins des principaux pays européens, au mieux de l’UE parlant au nom des tous les États-membres.

 

Le projet européen demande de soutenir une véritable réconciliation dans les Balkans, et dans le rapport avec la Turquie. Mais même le succès de ces deux projets bien difficiles ne serait pas suffisant : comme rappelé plus haut, il devient clairement nécessaire, pour assurer stabilité et sécurité en Europe, d’avoir une vision eurasiatique de nos intérêts. Il faut donc réussir un rapprochement entre Européens et espace post-soviétique.

 

La Russie, pour l’instant, est dans une logique qui rend ce discours difficile. Pour voir émerger un vrai conseil des nations apaisé, de l’Atlantique à Vladivostok. Il faudra que les Russes reconnaissent leurs erreurs, la première notamment, celle d’être passé par l’emploi des armes. Mais cela devrait pouvoir se faire avec des Européens qui, en parallèle, prennent leur part de responsabilités : note passivité en termes de défense, de compréhension des intérêts européens sur le continent, le suivisme face aux Américains, directement lié à notre passivité sécuritaire et diplomatique, ont contribué à nourrir les voix les plus alarmistes, les moins ouvertes à l’international, au sein du Kremlin. Face à des Européens plus déterminés militairement, plus clairs sur leurs objectifs, et indépendants, il n’y aurait peut-être pas de guerre en Ukraine aujourd’hui.  Or certaines voix continuent de s’exprimer sans remise en question, allant même jusqu’à évoquer le désir de voir la Russie disparaître comme État. Bien sûr, les idéologues s’exprimant ainsi ne prennent pas en compte l’impact humain désastreux d’une telle évolution qu’ils appellent de leurs vœux… de la même manière que les idéologues russes n’ont pas pris en compte la folie que représentaient leurs fantasmes de Grande Russie.

 

Une grande réconciliation eurasiatique ne sera possible qu’avec le triomphe des gens raisonnables, et la défaite des idéologues généreux du sang des autres, à l’Est et à l’Ouest. Cela passera aussi par la fin d’un conflit qui devra représenter un avertissement : une guerre entre puissances, en Eurasie, est une absurdité et une folie, qui ne produit que des vaincus, aucun vainqueur.

 

Mais c’est bien un rapprochement eurasiatique, et pas uniquement un apaisement euro-russe, qui sera nécessaire sur le plus long terme : les Européens doivent donner une priorité à leurs relations avec tous les pays de l’espace post-soviétique. Les pays centrasiatiques doivent entendre des Européens un engagement clair défendant leur indépendance et leur intégrité territoriale. De la même manière, Français et Européens devraient enfin prendre le Caucase du Sud au sérieux : oui, pour nous Européens, la stabilisation de l’espace post-soviétique est plus importante que les fantasmes récents en Indopacifique. Affirmer autre chose, c’est ne rien comprendre aux bases de la géopolitique. Cette ignorance est en partie responsable de la guerre en Ukraine. Que cette erreur nous force, au moins, à comprendre qu’avant d’imposer certaines positions ailleurs dans le monde, nous devons stabiliser notre maison commune : l’Europe, mais aussi l’Eurasie, non pas de l’Atlantique à l’Oural, mais de Dublin à Almaty.

 

Le chemin vers une Eurasie en paix sera long, et difficile. La guerre en Ukraine nous a montré l’erreur de ne pas avoir donner la priorité à l’Eurasie. Il est plus que jamais nécessaire, à Bruxelles et dans les capitales européennes, de rectifier cette erreur : éviter le pire dans les Balkans et avec la Turquie est primordial ; quant à l’espace post-soviétique, au moins un engagement plus important, dans les mois à venir, dans le Caucase et en Asie centrale, serait particulièrement judicieux.