Bloc-notes n˚5
Laurent Coligny, 4 décembre 2020
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Ce n’est pas la série qui est mise en cause ici : elle a été très divertissante, et Mathieu Kassovitz reste magistral de la première à la dernière saison. On cible plutôt ici des fantasmes qu’elle a fait naître chez certains passionnés de la série. Fantasmes qui peuvent avoir des conséquences bien réelles.
On constate que l’engouement né de la série amène des gens plutôt taillés pour l’ENA et la Cour des Comptes à se croire fait pour la DGSE. Comme les séries américaines qui transforment toute femme menue et fine en machine de guerre, le « Bureau des Légendes » a eu tendance à présenter des profils d’employés de bureau comme des James Bond potentiels. Or quand on a fréquenté les filières des grandes écoles qui nourrissent notre élite administrative, on comprend un fait simple : les gens qui sortiront les mieux classés, dans la « botte », à l’ENA par exemple, seront extrêmement utiles au ministère de l’Économie ou de l’Intérieur. Mais dans le renseignement, dans les questions de sécurité, leurs qualités deviendront des défauts. Le profil type du « bon élève » à l’ENA a une vision très généraliste et standardisée des choses. On est loin de l’agent de terrain qui aurait besoin, pour des raisons évidentes, d’être spécialisé, d’apprendre dans le détail. Par ailleurs, le rapport à l’ego du bon haut fonctionnaire et de l’agent de renseignement ne peut évidemment pas être le même. Le haut fonctionnaire trop fier, trop sûr de lui-même, est un profil assez commun : il n’est pas rare d’en rencontrer quelques-uns capables de regarder de haut leur propre ministre de tutelle… Mais au pire, cet orgueil sera source d’erreurs ; au mieux, si la fierté se justifie par le talent, les dégâts seront limités ; un agent avec le même profil psychologique serait facilement manipulable, et irait contre le besoin de discrétion indispensable dans son métier…
Mais sur ce premier point, le danger est limité : c’est aux structures administratives de savoir sélectionner les bons profils, et de faire comprendre au futur bon énarque qu’il doit bien vite retourner dans sa voie de prédilection. Et si des profils qui ne sont pas fait pour ce milieu s’y retrouvent, ils auront toujours la possibilité de se réorienter à l’avenir. Enfin, il y a des bonnes surprises, de gens faits pour l’ENA mais qui réussissent à s’adapter à un autre monde, et à y être utile. Ce n’est pas forcement la majorité, mais c’est possible.
Plus problématique est l’autre catégorie de nos élites qui se rêvent en Guillaume Debailly : les analystes, à savoir les chercheurs, les journalistes, les doctorants… le milieu des intellectuels spécialisés dans l’analyse géopolitique en général.
Et ici, bien sûr, on parle de l’analyste qui fait effectivement son travail, et qui va donc sur le terrain. Hélas, parfois, pour ce dernier, pourtant autrement plus respectable que le géopoliticien de salon, la confiance en soi, l’ambition, et/ou une certaine naïveté, éclipsent le bon sens. Notamment dans des pays jugés difficiles, ils peuvent être tentés de « jouer aux espions », et même, d’offrir leurs services aux ambassades. Une tentation renforcée plus encore dans certains jeunes esprits après avoir vu « le Bureau des Légendes ». Bien sûr, l’analyste sérieux sait garder ses distances avec le milieu diplomatique de son pays : mais combien de chercheurs, attirés par l’atmosphère « Ferrero Rocher », aiment apporter leurs services à un ambassadeur, à un diplomate à la carrière prometteuse ? Combien, en regardant la série, vont se fantasmer « honorables correspondants », sans avoir l’intelligence sociale et la force psychologique pour cela ?
Il y a parmi ces analystes de très bons cerveaux, des fins connaisseurs de la culture et de l’Histoire, des linguistes hors pair, qui pourraient justement se laisser tenter parce qu’ils ont les qualifications suffisantes pour être efficaces. En oubliant deux choses : tout d’abord, leur métier, ce n’est pas le renseignement, c’est la recherche ; et surtout, on peut bien connaître un terrain, maîtriser les subtilités de la langue… et malgré tout se faire repérer et arrêter : ils pèchent souvent par orgueil, en se pensant plus malins que les autorités des pays dans lesquels ils se trouvent. Au pire ils en souffrent seuls toutes les conséquences, au mieux ils deviennent une monnaie d’échange entre gouvernements. Les analystes ne devraient pas dévier de leur rôle : celui d’informer, de façon critique et indépendante. En agissant autrement, ils mettent en danger le travail de tous les autres analystes, notamment les plus jeunes, ou celles et ceux qui ne sont pas soutenus par une « grosse » institution. Ils jettent un voile de suspicion sur tous ceux, toutes celles qui viennent après eux. Et parce qu’ils se prennent, un temps, pour « Malotru », l’État doit payer, ou transiger avec des adversaires…
Les fantasmes autour de la série, même si elle est divertissante, sont également un peu décevants de la part de spécialistes, de chercheurs plus particulièrement. Après tout, elle véhicule tout de même des stéréotypes gênants. Pas totalement sur la Russie, même si là aussi, la présentation est sans doute un peu simpliste. Mais sur le monde musulman, c’est un festival de clichés… Le seul personnage « arabo-musulman » positif dans la série est Nadia El Mansour, la femme aimée par Guillaume Debailly. Les autres sont tous « bêtes, méchants, féroces ». Et bien sûr, face à eux, les agents sont tous d’une intelligence supérieure… Intelligence que la réelle DGSE semble pourtant avoir des difficultés à trouver chez les candidats : ainsi, comme le rappelle Orient XXI, un concours organisé du 20 au 31 janvier 2020, notamment pour sélectionner deux spécialistes en arabe littéral, n’a rien donné, parce que le niveau des candidats n’était pas à la hauteur… Il semblerait qu’il y ait une décalage énorme entre le nombre d’intellectuels se rêvant comme de futurs Malotrus et ceux qui auraient la capacité de faire ce travail dans la « vraie vie ».