Bloc-notes n˚25
Laurent Coligny, 1er octobre 2022
Le 24 février 2022, la Russie commence son « opération spéciale », c’est-à-dire son invasion de l’Ukraine. En fait, une conséquence d’un bras de fer commencé depuis 2014. On ne peut qu’être surpris du choix de la logique militaire pure, très, trop classique, plutôt qu’une approche plus adaptée au temps, d’une déstabilisation/mise sous tutelle hybride, sur la durée ; mais pas vraiment de la logique en elle-même : le conflit russo-ukrainien, comme le conflit israélien palestinien ou indo-pakistanais, est à tel point associé au projet politique des deux nations combattantes, qu’il demande clairement un vainqueur et un vaincu, avant qu’un dialogue puisse, un jour, avoir lieu.
Avant le 24 février, les États-membres de l’Union Européenne, notamment ceux qui se considèrent comme de « grands pays », n’ont pas été à la hauteur de leurs ambitions supposées.
Au niveau étatique comme de l’Union en général, les élites politiques, comme les « Européistes » classiques, se sont contentés d’utiliser l’élargissement pour donner l’impression que le projet européen était encore vivant. L’idée d’un projet européen fondé sur des « valeurs » européennes a également souffert d’une division interne forte sur la définition de ces dernières, notamment entre Hongrie et UE.
Et il est bon de rappeler que quelques semaines avant la guerre, nombre d’analystes européens, notamment à Paris, insistaient sur le fait que l’Indopacifique devait être une « priorité ». À cette époque, l’Ukraine, les problèmes spécifiques d’Europe de l’Est n’existaient pas pour eux, ou étaient clairement considérés comme secondaires.
Le pire, c’est que les mêmes pays d’Europe de l’Ouest critiqués pour une approche considérée comme trop modérée/prudente sur la question ukrainienne, continuent à s’investir dans l’Indopacifique tout en continuant d’être impuissants en Europe de l’Est. L’Allemagne est un bon exemple de cette politique qui semble nier la géographie, et surtout, qui refuse de donner la priorité à la sécurité européenne.
C’est d’abord dans ce sens que l’Ukraine peut « tuer » l’Europe Puissance : elle montre au grand jour l’incapacité d’un certain nombre de dirigeants européens, et de certains « conseillers du Prince », à Paris, à Bruxelles, à avoir une compréhension claire des intérêts nationaux et communs à tous les Européens. Pire encore, peut-être par une vision trop théorique du monde, ils semblent incapables de faire une hiérarchie entre les différents grands sujets internationaux. Et sans une vision géopolitique claire, comment pourrait-on espérer voir, un jour, émerger une Europe Puissance… ou même une France souveraine indépendante et pesant sur les affaires du monde ?
Mais l’Ukraine pourrait aussi, peut-être, dans un avenir proche, « tuer » le statu quo européen pour permettre au projet de renaître, autour de la notion d’Europe Puissance. Justement parce qu’après le 24 février, les erreurs du passé sont claires aux yeux de tous. Parler d’une Europe de la Défense, d’un projet européen capable de donner une voix forte aux Européens unis pour défendre leurs principaux intérêts, l’idée même de solidarité européenne, ne peut plus se limiter à des discours grandiloquents. De la même manière, les questions des frontières de l’UE, de l’élargissement, de ce que devraient être nos valeurs communes, se posent avec une plus grande acuité. Continuer à se féliciter d’avoir la Hongrie dans l’UE, s’obstiner à vouloir intégrer la Serbie, malgré ses positions très contestables sur la question ukrainienne, devient de plus en plus intellectuellement intenable.
Un projet européen digne de ce nom a besoin d’une unité de vues sur des sujets primordiaux, comme le refus d’actions militaires agressives sur le continent, le soutien à un authentique fonctionnement démocratique, une défense sans concession des libertés, au moins à l’intérieur de ses frontières, voire dans son environnement régional. La guerre en Ukraine, en bref, nous force à prendre de nouveau au sérieux l’UE comme projet politique et géopolitique. Elle fait plus que de permettre, éventuellement, l’Europe Puissance : elle pourrait bien permettre la survie d’une UE fonctionnelle, valant la peine qu’on la défende.
En fait, ne pas comprendre, dans les capitales européennes, que ce qui se passe en ce moment en Ukraine est un tournant majeur, ce serait de fait condamner l’Union comme projet politique. Face à la crise actuelle, il n’y a bien que deux choix possibles : l’ambition (l’Europe Puissance) ou la réduction drastique de cette dernière (le grand marché).
Si les Européens choisissent la mollesse et la passivité, s’ils deviennent totalement secondaires dans une crise concernant leur propre continent, alors, la guerre actuelle pourra aussi tuer l’Europe Puissance en prouvant que seule une logique atlantiste permet d’assurer la protection et la sécurité du continent. Si c’est le suivisme et l’impuissance qui définissent Français et Européens dans l’avenir proche, sur ce dossier, peu importe le fait d’être « pro-européen » ou « souverainiste » : pas d’indépendance possible pour des pays incapables de peser sur la paix et la sécurité de leur continent, au point d’avoir besoin d’une puissance extérieure comme « gendarme » régional. Ce sera la logique de la nouvelle Guerre froide, voire de l’Occident contre le reste du monde dans une logique de « choc des civilisations » qui s’imposera. Faisant de l’autonomie européenne, mais aussi française, un lointain souvenir.
On l’aura bien compris ici, ce n’est pas, à proprement parler, l’Ukraine, qui va tuer ou permettre l’émergence de l’Europe puissance : ce sont nos dirigeants politiques, et les forces dites « pro-Européennes », qui seront responsables de ce crime, s’ils font le choix de la passivité.
Mais même si l’Europe puissance ne devient pas réalité, même si la crise ukrainienne a rappelé les limites de la France seule (déjà prouvées au Mali, en Afghanistan, en Libye, dans les dossiers syrien et irakien…), la guerre russo-ukrainienne pourrait bien permettre l’émergence, ou plutôt la réémergence totale, d’une autre puissance : l’Allemagne. Elle est déjà perçue comme la seule réelle puissance européenne, en Asie, au Moyen-Orient. Ses capacités économiques l’ont rendu incontournable dans l’Union, sa situation géographique la rend aussi sensible aux évolutions d’Europe de l’Est qu’à celles de l’Ouest. Si le chancelier Olaf Scholz continue de reconnaître l’importance de l’OTAN dans la sécurité européenne, il a récemment affirmé devait prendre ses responsabilités pour la sécurité du continent, et a déclaré vouloir faire de la Bundeswehr l’armée la mieux équipée d’Europe. « La tâche principale de la Bundeswehr est de défendre la liberté en Europe » : une phrase qui ne fait sens que si l’Allemagne redevient la première puissance militaire d’Europe, en plus d’être sa première puissance économique, et un de ses principaux acteurs diplomatiques… si cela se fait au sein de l’UE, sur le plus long terme, une Allemagne grande puissance dominera durablement le projet européen, et décidera si on évolue, dans le temps, vers l’Europe puissance, ou faire un projet hybride dominé par Berlin ; mais même sans l’UE, le discours autour des valeurs, des ambitions, et les réalités géopolitiques, resteront les mêmes.
C’est la responsabilité des leaders et institutions de l’UE, d’apprendre de la crise ukrainienne, pour construire, éventuellement, une Europe Puissance. Mais même s’ils se montrent incapables d’apprendre de ce tournant de l’Histoire européenne, la crise pourrait être vue, dans l’avenir, comme l’élément déclencheur d’une évolution vers une grande puissance allemande au 21ème siècle.