Idées

Bloc-notes n˚24

 

Laurent Coligny, 4 septembre 2022

 

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La guerre en Ukraine a rappelé à celles et ceux qui voulaient faire de la France, voire même de l’ensemble de l’UE, une « puissance asiatique », qu’il était avant tout nécessaire, pour les Européens, de s’occuper… de l’Europe. Le soudain intérêt « indopacifique » n’était qu’un alignement de plus sur les Etats-Unis, une prise de position qui fait sens quand on est citoyen américain, moins quand on est Français, Allemand, Polonais…

Mais ce n’est pas que le camp « atlantiste » qui se voit forcé de revenir à la réalité avec la guerre en Ukraine. C’est aussi le camp des « gaullistes » et souverainistes auto-proclamés, d’abord anti-américains, qui, par haine de Washington, sont devenus, naturellement, pro-russes. Leur vision manichéenne du monde les a amenés à considérer que le caractère dominateur d’une grande puissance n’était à blâmer que quand il s’agissait des Etats-Unis. De fait, les guerres d’Ukraine et d’Irak sont également le produit d’une certaine hubris, de la part d’une grande puissance surestimant ses capacités, par orgueil.

 

Que des atlantistes ou « occidentalistes » et des anti-américains se retrouvent dans un même déni des réalités n’est pas étonnant : ils ont en commun une vision théorique, idéologique du monde. Qui, de fait, refuse la complexité qui naît de l’Histoire. Les atlantistes le nieront, bien sûr : mais on ne peut pas dire que la Russie n’a pas été provoqué, de diverses manières, par Washington, depuis la fin de la Guerre froide. Mais il est plus absurde encore de dire que celui qui décide d’entrer en guerre est une victime : même un amoureux de la Russie, s’il est raisonnable, devrait être capable de comprendre que Moscou, dans ce conflit, ne protège pas ses intérêts nationaux. Encore une fois de la même manière qu’avec la guerre en Irak, les Américains sabotaient eux-mêmes leur guerre contre le terrorisme…

 

Il est clair, dès maintenant, qu’il n’y aura pas de gagnant européen à la guerre russo-ukrainienne, quoi qu’en dise les atlantistes les plus anti-Poutine, et les anti-américains les plus inféodés au Kremlin. La population ukrainienne vit un martyre quotidien, qui risque de se prolonger dans le temps ; la Russie s’aliène son voisinage post-soviétique (y compris au sein de populations auparavant peu critiques de Moscou) et subit des sanctions qui auront des conséquences lourdes sur le plus long terme, réduisant ces capacités de rester une grande puissance au 21ème siècle ; quant aux pays européens, ils apparaissent comme des acteurs secondaires face à la Russie et aux Etats-Unis. Ils ont été pris par surprise, ont été incapables de peser sur les événements, et apparaissent, au mieux, comme suivistes face aux Américains, par la force des choses. C’est tout particulièrement le cas pour la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne.

 

On voit, encore une fois, les limites des pays européens :

-       quand ils pensent pouvoir peser seuls. La France, sur ce dossier, en a fait l’amère expérience. Il aurait fallu, avant même la guerre, fonctionner comme un front uni, pour contrer tout risque d’instabilité à l’Est ;

-       quand ils mènent une diplomatie suiviste pour plaire à l’allié américain, fondé sur la réaction et sur le court-terme plutôt que sur une défense des intérêts nationaux et européens sur la longue durée.

 

Au moins au sein de l’UE, pourtant, ces intérêts nationaux et européens sont clairs : il faut préserver la paix sur notre continent ; refuser toute action militaire agressive visant à un changement de frontières ou à des atteintes aux droits de l’Homme (épuration ethnique notamment) ; et, cela apparaît de plus en plus clairement, refuser d’être des pions, ou, pire, l’échiquier, dans le cadre de la rivalité entre grandes puissances.

 

Il n’y a qu’une façon possible d’être un vrai patriote français, allemand, polonais, ou autre, et d’être un authentique partisan du projet européen : il est capital d’être plus sérieux, collectivement, sur les questions de sécurité en Europe, et dans son environnement régional direct.

 

Cela signifie coopérer plus sérieusement les uns avec les autres : le récent contre-exemple germano-polonais, avec Varsovie réclamant des réparations à Berlin, montre que dans certains pays européens, les élites politiques n’ont pas encore compris ce que signifiait faire partie de l’Union. Accuser le couple franco-allemand d’un « impérialisme » aussi dangereux, pour un pays comme la Pologne, que l’approche politico-militaire russe, amène presque à douter que l’UE, dans ses frontières actuelles, réussira à accepter une coordination sérieuse, sur la durée. Car accuser de gestion oligarchique les pays sans lesquels le budget européen serait insignifiant relève d’un dangereux détachement des réalités économiques et géopolitiques de l’Union telle qu’elles existent aujourd’hui.

 

Pourtant, la première de ces réalités à accepter aujourd’hui, c’est que seuls, pris séparément, nous ne réussissons pas à peser sur les événements, y compris sur notre continent. L’UE telle qu’elle est n’est pas satisfaisante en termes de solidarités sur ce qui compte. Les élites dirigeantes des États-membres vont devoir avoir la volonté politique de changer le statu quo pour que l’union ne soit plus un mot creux.

 

Ce besoin d’union signifie prendre en compte les intérêts de tous : les Européens de l’Ouest qui relativisent énormément la question russe ne sont pas sérieux s’ils applaudissent, au même moment, les élargissements post-guerre froide. L’élargissement à l’est a signifié que l’UE entrait dans une compétition géopolitique avec Moscou. Cette compétition s’est durcie parce que les Européens ont été incapables d’agir en acteurs indépendants des Etats-Unis. Des Européens de l’Ouest plus sérieux sur l’autonomie stratégique de l’UE aurait peut-être pu éviter le pire pour la population ukrainienne : mais aujourd’hui, avec la guerre russo-ukrainienne, nous sommes clairement entrés dans le scénario le plus inquiétant pour cette partie de l’Europe.

 

Donc accepter l’UE dans ces frontières actuelles et ne pas prendre en compte les craintes polonaises, estoniennes, finlandaises, c’est d’abord l’expression d’un aveuglement géopolitique inquiétant. Mais il est tout aussi aberrant de penser, en Europe de l’Est, que la France, l’Allemagne, l’Italie doivent subitement se mettre au service des intérêts polonais au nom de la guerre en Ukraine. L’Union implique une solidarité totale. Souhaiter un engagement entier dans un sens plaisant à certains pays d’Europe de l’Est, mais afficher un désir d’indépendance farouche, quand il s’agit des valeurs européennes, ou de gérer une crise migratoire, c’est problématique.

 

L’Europe de l’Est comprend mieux, par son Histoire, qu’il y a en effet, en ce moment, une compétition entre Européens et Russes. Mais il faut aussi écouter, à l’Est, les voix qui, à Paris, à Berlin, rappellent que le fantasme de la victoire totale amenant à la disparition de la Russie comme puissance, voire comme État uni, est un fantasme dangereux, car il pousserait potentiellement le Kremlin, acculé, à l’escalade militaire.

 

L’UE est un objet géopolitique qui se voit imposer des priorités dans la forme dans laquelle l’Union existe aujourd’hui. Ne pas accepter l’importance de la stabilité de l’Europe de l’Est, les tensions avec la Russie dans cette région, mais aussi dans les Balkans voire dans le Caucase du Sud, quand on vit dans un État-membre, cela démontre, encore une fois, une mauvaise compréhension géopolitique du monde. On ne choisit pas son Histoire et sa géographie : une influence trop grande de la puissance russe dans les affaires européennes a souvent amené à une réaction de grandes puissances européennes en retour, et ce sera également le cas aujourd’hui. Mais cette rivalité n’implique en aucun cas une « guerre à mort » avec la Russie, qui ressemblerait plus à une vengeance historique et géopolitique qu’à un besoin impérieux. Les Européens doivent être plus unis, pour forts, plus actifs à leurs frontières, afin qu’ils puissent plus efficacement entrer de nouveau dans l’Histoire comme acteurs diplomatiques incontournables.

 

En complément de ce besoin d’une plus grande union au sein de l’UE, il va être nécessaire de redéfinir les priorités géopolitiques des Européens. On l’a dit plus haut, cette insistance à vouloir peser sur l’avenir indopacifique quand on est incapable d’empêcher une guerre sur son propre continent, à ses propres frontières, cela n’a pas de sens. De la même manière, la guerre russo-ukrainienne rend le discours qui présente la Turquie forcément comme un adversaire particulièrement inopportun. Il relève, encore une fois, d’une vision théorique et idéologique du monde, qui fait de toute rivalité une opposition sans limites, une « nouvelle Guerre froide ». L’esprit guerrier de certains de nos diplomates, intellectuels et politiciens est inversement proportionnel à leur connaissance de la guerre, voire de la vie « normale », loin des ministères et des ambassades… Il y a certes des tensions entre la Turquie et certains pays de l’UE. Il aurait fallu penser aux conséquences d’une entrée de Chypre dans l’UE alors que l’île était encore divisé, et même de la Grèce alors qu’on a fait languir Ankara aux portes de l’Union depuis plusieurs décennies. Encore un exemple des conséquences, désastreuses, du manque de connaissances géopolitiques de nos élites… Malgré tout, les tensions gréco-turques n’ont pas empêché un dialogue entre les deux pays en réponse à la guerre en Ukraine. Les Turcs pourraient fortement bénéficier, économiquement, géopolitiquement, d’une entente cordiale avec les pays européens. Et la guere en Ukraine pousse à ce rapprochement : on ne peut pas s’opposer en même temps aux puissances russe et turc dans l’espace est-européen. C’est encore plus vrai depuis la guerre.

 

Les Balkans deviennent également plus importants que par le passé, avec la guerre en Ukraine. Dans la rivalité russo-européenne/russo-occidentale, cette zone va être utilisée comme un moyen de pression par Moscou. Il est impossible de la négliger, ou de nous y engager en dilettantes. Mais il serait tout aussi absurde de considérer la région comme un « prix » à gagner quoi qu’il en coûte. L’engagement économique de puissances extra-européennes dans ces pays n’est pas un problème : en fait, quiconque peut aider ces États à se renforcer économiquement sont les bienvenus. En revanche, toute politique visant à ranimer une logique de guerre ethnique aux portes de notre Union est inacceptable, que cela soit le choix de certains acteurs locaux, ou de puissances extra-européennes. C’est au nom de ce danger, avant tout, que les pays européens doivent être présents et influents partout dans les Balkans occidentaux.

 

La question géorgienne devrait également devenir plus importante pour l’UE, suite à la guerre en Ukraine : en fait la situation de la Géorgie est, à bien des égards, celle de l’Ukraine, l’émotion médiatique occidentale en moins. Ici aussi, le but ne serait pas d’annihiler totalement une influence régionale russe qui s’impose par la géographie. Contrairement aux Américains et aux Russes, dans une logique de guerre froide, l’approche européenne doit être positive, tournée vers les peuples, et non négative, comme les puissances qui considèrent ces peuples comme des pions de leur nouveau « Grand Jeu ».  Par ailleurs, il faudrait sortir de l’erreur selon laquelle la seule chose que puisse offrir l’UE dans une telle situation, c’est une adhésion précipitée à l’Union. Le précédent turc devrait nous amener à être plus prudent sur ce sujet, à ne pas faire de grandes promesses par la suite non tenues. Certains diplomates européens s’inquiètent du fait que, dans une telle perspective, on se retrouverait, demain, avec « trois Hongries dans l’UE ». Malgré tout, on comprend mal pourquoi l’Ukraine et la Moldavie devrait bénéficier d’un soutien plus grand que la Géorgie. Le bon sens veut qu’on démontre, partout dans le voisinage direct de l’UE, qu’une grande puissance cherchant à imposer sa volonté par la force sera contrée de façon défensive. Plus largement, décourager l’emploi de la violence pour régler un conflit frontalier dans l’environnement de l’UE serait forcément une bonne chose pour notre sécurité. C’est pourquoi, autant que les Balkans, le Caucase du Sud devrait de plus en plus compter dans notre politique étrangère commune : il faut aider cette région à faire le choix de la paix, de la stabilité, et de l’indépendance face aux grandes puissances. Et il serait mal venu, de la part des pays européens, de ne pas tendre une main particulièrement amicale à une démocratie qui s’affirme si profondément pro-UE.  

 

Unité inter-européenne, Europe de l’Est, Balkans, Turquie, Caucase du Sud… suite au conflit russo-ukrainien, les priorités européennes sont claires, si le réalisme l’emporte à Bruxelles et dans les capitales des États-membres.