Idées

Bloc-notes n˚23

 

Laurent Coligny, 2 août 2022

 

 

Version pdf

 

 

À la fin du mois de juillet, Nancy Pelosi nous a fait penser que non content des tensions avec l’Iran, de l’affrontement très direct en Ukraine avec la Russie, les Américains acceptaient sans broncher qu’un nouveau front s’ouvre, cette fois en Asie.

 

Pour certains faucons de plateaux tv, en France, ce n’était pas forcément un problème. Ces voix rêvent d’une France et d’une Europe s’affirmant en « puissance asiatique ».

 

C’est peut-être le problème d’avoir vécu si longtemps en paix, d’avoir nourri l’illusion collective d’une France pesant sur les affaires du monde, et surtout, d’avoir laissé croire que tout le monde avait l’autorité nécessaire pour parler de géopolitique…

 

Les élites dirigeantes françaises et européennes, ainsi que les intellectuels qui se pensent « Conseillers du Prince », ont pourtant fait d’énormes erreurs géopolitiques, dont elles devraient se repentir aujourd’hui. Elles n’ont pas pris en compte des réalités essentielles, des différences fondamentales entre Europes de l’Ouest et de l’Est, liés à la géographie et à l’Histoire. Que des hauts fonctionnaires et des politiciens, à Paris, Bruxelles et Berlin, aient pu penser que l’intégration de la Pologne et des pays baltes à l’UE n’auraient aucune conséquence dans leurs relations à la Russie amènent à se poser de sérieuses questions sur leurs aptitudes intellectuelles. Par paresse ou atlantisme, ils ont été incapables de penser la sécurité du continent. Et certains, à Paris, ont poussé l’ignorance jusqu’à soutenir une guerre en Libye, une version low cost de la guerre d’Irak américaines. Mais les élites à Washington, faisant preuve de plus de bons sens que leurs équivalents à Paris, n’ont pas provoqué une telle guerre à 2500 kms de leurs frontières…

 

Ces erreurs ne sont pas juste affligeantes : elles ont un coût. La guerre en Libye va continuer à se payer, d’un point de vue migratoire et sécuritaire. La guerre en Ukraine est en partie le résultat d’une politique européenne, mais aussi française, stupide, à l’Est. Une fois l’Europe de l’Est en bonne partie intégré, l’Ukraine devenait notre voisinage, un voisinage à prendre au sérieux. Une diplomatie française et européenne sérieuse aurait été plus prudente dans la logique de l’élargissement, aurait insisté sur la question sécuritaire, et aurait eu pour objectif non seulement la stabilité de ses membres à l’Est, mais aussi celles des États-tampons de fait avec la Fédération de Russie. Et comme évoqués ailleurs, elle aurait dû montrer son indépendance, afin d’éviter d’être considérée comme le ventre mou des Etats-Unis par le Kremlin… Oui, on l’affirme clairement ici. La situation en Ukraine est d’abord de la responsabilité de la Russie ; pour reprendre l’analyse de John Mearsheimer, les Américains ont aussi leur part de responsabilité. Mais en tant qu’Européens, nous sommes aussi responsables. Et en premier lieu, parmi les Européens, les Français et les Allemands, incapables d’adapter leurs diplomaties respectives aux nouvelles réalités.

 

Il est temps que nos élites, dirigeantes comme « intellectuelles », prennent leurs responsabilités.

 

Cela signifie accepter, une bonne fois pour toute, la réalité des relations internationales : nous vivons dans un monde d’États-nations, c’est donc ce dernier qui compte, pas la civilisation, ou un quelconque un bloc idéologique. Nous sommes en France, avec une géographie, une Histoire particulière, des priorités liées à note situation interne et à notre voisinage. Et nous avons un engagement particulier en Europe, par la construction de l’UE, au nom de nos intérêts économiques, et d’un besoin de stabilité à préserver sur notre continent. Il est nécessaire que Paris accepte clairement d’avoir un sens des priorités : il faut défendre les intérêts particuliers de la France (donc chercher à maximiser l’influence française dans l’UE, et défendre une diplomatie particulière, avec un intérêt particulier pour le monde méditerranéen, en particulier) et donner une priorité à la stabilisation, à plus long terme, de l’Europe de l’Est. On l’a évoqué à plusieurs reprises, mais il est absurde de vouloir faire de la France une puissance asiatique ou « indopacifique » quand elle est incapable d’être une puissance européenne et euro-méditerranéenne digne de ce nom.

 

Cette approche de bon sens, face à la situation en Ukraine, doit également vouloir dire rejeter l’hystérie ambiante autour du rapport à la Chine. On peut comprendre que les Américains, première des grandes puissances, souhaitent préserver son hégémonie, et fassent tout pour bloquer le pays qui leur semble être leur principal challenger. D’où le discours de plus en plus anti-chinois mis en avant aux Etats-Unis et ailleurs en Occident, au risque de devenir une haine anti-asiatique et un « choc des civilisations » total, sans possibilité de compromis. Cette logique de bloc contre bloc idéologique n’a aucun sens pour les Européens en général, et pour les Français en particulier. Rien d’autre ne compte que notre stabilité régionale : tant qu’il y aura une guerre en Ukraine, tant que les tensions russo-ukrainiennes, et russo-européennes, ne seront pas apaisées, l’idée de « projeter » une puissance française ou allemande toute relative à l’autre bout du monde est absurde. Même dans le cas d’une fin de la guerre en Ukraine, et d’un apaisement général à l’Est, il y a quelques raisons de s’inquiéter de l’avenir en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Dans cette logique, les luttes géopolitiques en Asie ne nous concernent pas fondamentalement. Elles ne nous demandent un engagement que dans la mesure où elles pourraient entraîner une déstabilisation internationale, par exemple via une guerre nucléaire indo-pakistanaise ou sino-indienne, ou par une guerre sino-américaine. En fait, si la montée en puissance de la Chine veut dire un investissement dans la paix et la stabilité en Europe de l’Est, alors, les Chinois seront des alliés de fait, dans cette zone, pour la bonne cause, celle de la paix.

 

Il s’agit, tout simplement, de revenir à la compréhension de la géopolitique tel qu’elle est, d’arrêter de penser que le monde n’est qu’une répétition de l’Histoire européenne/occidentale du 20ème siècle… Une Histoire fantasmée d’ailleurs : face à Hitler, les « démocraties » d’ailleurs alors empreintes de nationalisme, de racisme, de colonialisme, se sont alliées à l’URSS de Staline ; puis face à Moscou, les Américains n’ont pas hésité à se rapprocher de Mao, et à soutenir les réactionnaires et les islamistes dans le monde musulman sunnite… L’idéologie est l’arme des cyniques, et le piège dans lequel tombent les imbéciles. Cessons, nous Européens, d’être des imbéciles.