Idées

Bloc-notes n˚21

 

Laurent Coligny, 17 juillet 2022

 

 

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Comprendre la notion d’Europe puissance demande d’aller au-delà du manichéisme si fréquent dans le débat ‘intellectuel’ français. Sans surprise, certains ont du mal à comprendre le soutien à cette notion.

 

Pour une partie d’entre eux, « européistes », parler de puissance est presque un péché : on s’attend à ce que l’Europe compte comme force de paix, règne par la « norme », impose la paix à son voisinage européen en l’intégrant forcément, peu importe les réalités géopolitiques, économiques, historiques... Il a été rappelé ailleurs les limites de cette approche. Hélas, du côté de certains Européistes, on est dans une idéologie qui n’est pas sans rappeler l’approche soviétique : leur approche est la bonne parce que leur idéologie est supposée être la bonne, et aucune discussion n’est possible à ce sujet… Cette version de l’européisme, une autre façon de dire « statu quo », n’est pas acceptable pour un partisan de l’Europe Puissance.

 

Pour d’autres, plutôt dans le camp souverainiste, cette notion veut dire, au contraire, être « Européiste », c’est-à-dire incarner tout ce qu’ils détestent : l’Union Européenne, l’euro, la désindustrialisation, de la France, la perte de souveraineté…

 

Ici on se trouve face à une faiblesse du camp souverainiste, qui explique qu’on retrouve en leur sein un certain nombre de personnes tentées par le populisme… Avec les plus idéologues parmi eux, la vision manichéenne du monde fait que l’Autre est, globalement, le Mal absolu, alors qu’ils représentent le Vrai, le Pur, le Bon. Cette vision simpliste du monde amène une partie des souverainistes à ne pas voir un danger intellectuel mortel pour eux, le fait de se faire infiltrer par une extrême droite qui est une caricature de leur vision de la souveraineté. Un problème déjà soulevé dans l’analyse précédente.

 

Mais parmi les souverainistes, il n’y a pas que des zélotes. Il y a aussi des patriotes qui ressentent une certaine révolte face à la situation actuelle en France. Une révolte qui peut se comprendre, dans un système qui n’est plus méritocratique depuis longtemps, mais, au contraire, kakistocratique. Pour beaucoup, il y a le sentiment que le pouvoir a été pris par des « médiocres », sans véritable projet national, et dont l’ego est bien supérieur à la capacité de comprendre le monde tel qu’il est. Dans un monde où la compétition internationale est de plus en plus rude, cela signifie que la France est condamnée à perdre son rang. Un fait qu’on constate déjà depuis un certain nombre d’années…

 

Cependant, au-delà de cette révolte, que le partisan de l’Europe Puissance ressent également, le souverainiste fait une erreur, erreur qu’il partage, d’ailleurs, avec son ennemi européiste français « classique » : du centre aux extrêmes, à Paris, on a tendance à surestimer le poids de la France, à penser que le Verbe de nos intellectuels, de nos politiciens, de nos diplomates, reflète notre importance. Ce n’est pas le cas : les pays européens sont tous des petits pays face à un monde où la compétition entre mastodontes se fait de plus en plus intense. Une réalité que doit accepter le partisan de l’Europe Puissance, position qui naît d’ailleurs autant en réaction face à cette réalité qu’en réponse à la révolte évoquée plus haut.

 

C’est sans doute une des différences fondamentales entre le partisan de l’Europe Puissance et le souverainiste. Mais c’est aussi ce qui explique le fossé entre défendre le projet de l’Europe Puissance et la défense du projet européen tel qu’il est actuellement : le problème, ici, ce n’est pas le souverainisme, mais un certain orgueil national partagé par nombre de nos concitoyens, même « européistes ». Compréhensible, mais dérisoire face aux dures réalités de ce début du 21ème siècle.

 

Pourtant, il y a aussi des passerelles intellectuelles possibles entre partisans de l’Europe Puissance et souverainistes. Par exemple, est-ce que soutenir l’Europe Puissance veut dire accepter l’Union née des traités ? Pas forcément ; en revanche - et là-dessus partisans de l’Europe, puissance ou non, et souverainistes, se séparent - les traités ne peuvent pas être déchirés d’un coup, et on ne peut pas détruire l’Union pour ensuite proposer aux Européens un « projet alternatif ». Comme si, encore une fois, le Verbe français pouvait forcément produire une nouvelle réalité… Si souverainistes et partisans de l’Europe Puissance peuvent se retrouver sur le diagnostic critique du projet européen actuel, ils se séparent forcément sur le traitement à appliquer. Le souverainiste veut détruire pour éventuellement reconstruire, ou rester dans une logique de la France seul, voire de « make France great again »….

 

Le partisan de l’Europe Puissance accepte la construction aussi bancale soit-elle, une passerelle importante entre partisans de l’Europe puissance et européiste classique. Mais là où les deux groupes se séparent, c’est dans la vision de l’UE telle qu’elle est actuellement : le second voit la construction actuellement relativement positivement, ne veut pas vraiment la changer ; le premier veut une réforme de l’intérieur relativement radicale, avec un seul but : faire du projet européen un outil pour faire des Européens unis une puissance incontournable, défendant ses intérêts propres.

 

Sur le rapport à l’élargissement également, partisans de l’Europe Puissance, et souverainistes, peuvent se retrouver, jusqu’à un certain point. En effet, on peut être pour l’Europe Puissance et refuser les élargissements futurs, voire considérer que l’UE a commis une erreur en privilégiant l’élargissement au détriment de l’approfondissement. Mais on peut aussi se réclamer de cette ambition, et vouloir une Grande Europe incluant Ukraine, Moldavie, voire Turquie et Géorgie. Une vision qui plairait à nombre d’Européistes passionnés. Mais ici aussi, c’est le refus du statu quo qui définira, fondamentalement, le partisan de l’Europe Puissance :  la situation actuelle de l’UE est tout simplement insatisfaisante pour qui a la « grandeur » et l’indépendance de l’Union comme projet.

 

En fait, les questions autour des traités comme des frontières de l’UE peuvent être débattus. Parce qu’elles devraient être subordonnés à la seule question qui compte, celle de construire une Union qui puisse être considérée comme une puissance à l’international.

 

C’est d’ailleurs ce qui peut gêner l’« Européiste » dans la notion d’Europe Puissance. Les plus orthodoxes parmi eux veulent forcément ouvrir la porte aux Serbes, aux Ukrainiens, aux Macédoniens… mais n’ont pas vraiment de pensée sur l’Europe au-delà de la défense (molle, trop molle) de l’État de droit/de la démocratie. Pire encore, l’Européiste le plus orthodoxe est souvent un autre mot pour « Occidentaliste », c’est-à-dire le partisan d’une union naturelle du camp occidental contre le reste du monde. Et l’Occidentaliste ne peut pas être un vrai partisan de l’Europe Puissance, ce qui signifierait une Union affirmant son indépendance, et la défense de ses propres intérêts, y compris face aux Américains.

 

Mais de la même manière qu’on doit refuser la caricature qui est faite de tous les souverainistes, il faut éviter de présenter une image erronée, et monolithique, du camp européiste. Au sein de ce courant de pensée, également, il y a des personnes qui ne sombrent pas dans l’idéologie, et qui veulent renforcer l’Union Européenne.

 

Eux doivent se rendre compte que la priorité n’est pas une énième adhésion. S’ils sont sérieux dans la défense du projet européen, ils ne peuvent pas se limiter aux paroles du type « le projet européen, c’est la paix ». Ils peuvent comprendre qu’avec la crise ukrainienne, l’Union Européenne ne fait sens que si elle est capable de se défendre par elle-même, et de produire sa propre diplomatie autant que sa propre défense. Plus largement, l’Europe doit commencer à penser à ses priorités : il est vraiment absurde de penser que l’UE a une stratégie sur l’Indopacifique, d’abord pour plaire à Washington, mais qu’elle a été incapable de prévoir la situation ukrainienne.

 

La guerre américaine en Irak comme la situation actuelle entre Ukraine et Russie confirment une tendance forte de la période post-guerre froide : « le fort fait ce qu’il peut faire et le faible subit ce qu’il doit subir ». Et non, avoir mené une guerre désastreuse en Libye, et avoir été incapable (LIEN) de stabiliser le Sahel (sans oublier ses échecs diplomatiques du Moyen-Orient à l’Ukraine) ne mettent vraiment pas la France seule dans le camp des forts. Les partisans de l’Europe puissance sont ceux qui font déjà ce constat clair, sans appel. Et qui, de là, refusent que la France, comme l’Europe comme projet politique, soient les perdants de ce 21ème siècle.

 

Les Européistes n’ont pas pris pas en compte cette question, sont obligés de le faire aujourd’hui avec la situation ukrainienne, et tombent dans leurs vieux travers, attendant le leadership et la protection de Washington ; quant aux souverainistes, ils sont partagés entre pro-Ukrainiens qui se repentent de leurs tendances pro-Poutine, et d’autres qui s’entêtent dans leur soutien à la Russie, au nom d’une vision du monde anti-américaine et conservatrice. Mais dans les trois « camps » (Européistes, souverainistes pro-ukrainiens, souverainistes poutinistes), on ne pense vraiment ni à la France réelle (les souverainistes les plus radicaux ont en tête une France fantasmée et donc plus puissante qu’elle n’est en réalité), ni même au projet européen pris au sérieux (avec certains Européistes s’affirmant en fait en Occidentalistes).

 

Le partisan de l’Europe Puissance n’est ni européiste, ni nationaliste, eurosceptique ou strictement souverainiste, parce qu’il prend en compte les réalités. Il s’agit de s’adapter à elles, mais sans en arriver à abandonner l’espoir de peser sur notre destin et sur celui du monde à venir. C’est une ambition qui pourrait plaire à des gens qui, aujourd’hui, se retrouvent dans le camp « souverainiste » ou « européiste » sans être vraiment satisfait de cet alignement. L’Ukraine ne peut que renforcer un sentiment de malaise face à des positions idéologiques qui montrent leurs limites dans un monde de plus en plus instable.

 

On a besoin, à Paris, d’un débat ouvert, sans concessions et respectueux, autour du projet européen, entre autres. Mais refusons cette division systématique entre « Européistes » et « Eurosceptiques/souverainistes ». Le monde est un peu plus complexe que cela. C’est pourquoi le partisan de l’Europe Puissance peut se retrouver, parfois proche des souverainistes, parfois proches des Européistes classiques, mais jamais sans se retrouver totalement dans leur vision du monde. Le soutien à l’Europe Puissance est une troisième voie, distincte. Et sans doute le seul projet qui pourrait sauver l’UE de l’obsolescence, ou de l’effondrement…