Bloc-notes n˚19
Laurent Coligny, 24 avril 2022
Premier constat après le débat de l’entre-deux-tours des présidentielles : en effet, la politique étrangère n’était pas au cœur de l’échange Macron/Le Pen. Le président candidat n’a pas eu à débattre des positions diplomatiques françaises sur les cinq dernières années, et la candidate du RN (Rassemblement national) n’a pas détaillé et défendu une vision différente de la diplomatie française sous son éventuelle présidence. Pas un mot sur la Chine, alors que depuis plusieurs années, on aime à rappeler, à Paris, que la France est une « puissance asiatique ». Pas de réflexion particulière sur l’Afrique ou le Moyen-Orient, alors que l’impact de la guerre en Ukraine suivi des souffrances imposées par le Covid-19 fait craindre le pire pour les mois et les années à venir dans ces régions du monde. C’est surtout à partir de la question russe que la question diplomatique a pu être évoqué lors du débat. Et de fait, quels que soient le discours du moment, lié à la guerre en Ukraine, il est clair que celles et ceux qui entourent la candidate du RN sont fondamentalement proches de la Russie, et cela depuis longtemps. Mais même sur ce point, le sujet a servi à faire un « bon mot », plutôt que de lancer un débat, qui aurait pu être intéressant, sur l’avenir diplomatique de la France. En bref, quand on s’intéresse au futur des relations internationales vues de Paris, le débat présidentiel a été une occasion ratée.
Il y a bien eu la conférence de presse du 13 avril 2022 de Marine Le Pen, spécifiquement sur les questions internationales. Elle est importante, parce qu’elle est très claire dans ses objectifs réels, quand on a une certaine connaissance des relations internationales :
- l’Alliance européenne des nations qui est proposé en remplacement de l’UE, c’est la destruction de l’Union de l’intérieur, spécifiquement par le pouvoir français. On le voit déjà dans l’UE telle qu’elle est : ce qui relève de fait de l’Europe des nations comme projet ne marche pas. Mais la logique de la candidate du RN va plus loin, d’où l’inquiétude des gouvernements allemand, portugais et espagnol, qui appellent à voter pour le président sortant. Donc oui, le vote de ce second tour, c’est un référendum pour la destruction, ou la survie au moins pour l’instant, de l’UE (avec possibilité d’améliorations substantielles, on l’espère) ;
- son approche de la situation russo-ukrainienne ne résiste pas à l’épreuve des faits. Penser qu’on puisse revenir à une relation russo-occidentale apaisée immédiatement après une paix pour l’instant difficile à concevoir, c’est une vue de l’esprit. Or Marine Le Pen n’imagine pas qu’un simple rapprochement franco-russe, déjà difficile en ce moment, mais un rapprochement Russie-OTAN, soutenue par une France sous sa présidence… C’est, en plus de ne pas comprendre ce que signifie la crise ukrainienne, largement fantasmer l’influence française. Pire encore, cette idée irréalisable est mise en avant pour empêcher… un rapprochement sino-russe qui s’est renforcé depuis un certain temps maintenant.
Plus largement, cette conférence a surtout été l’occasion de constater à quel point le monde politique rencontre des difficultés quand il s’agit de penser la diplomatie française du 21ème siècle. La logique développée autour de la question sino-russe est un bon exemple d’une approche limitée qui ne se limite pas à la candidate du RN. Elle n’est pas si différente de celle de bien des intellectuels et anciens responsables ministériels qui pourtant s’opposent à elle sur tous les sujets : dans les deux cas, on voit forcément la France comme étant au centre du monde, puissante à l’international, avec une influence évidente...
Notre nation est, aux yeux d’une bonne partie des élites, « telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle » (Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome 1, l’Appel, Paris : Plon, 1954, pp. 8). Cette idée, bien sûr flatteuse pour l’esprit français, pouvait encore faire illusion dans les années 1950/60. Mais en 2022, c’est l’expression d’un dangereux aveuglement. Cela ne veut pas dire sombrer dans le déclinisme, l’autre positionnement extrême mais très répandu à Paris ; en fait, l’orgueil démesuré qui met la France au centre du monde, et les déclinistes qui parlent de « guerre civile » sans avoir la moindre idée de ce qu’est, véritablement, une guerre civile, font la même erreur intellectuelle fondamentale : ils ne veulent pas s’adapter à la réalité. La réalité s’impose à nous, à tous les niveaux, y compris dans le champ diplomatique. Non, la France n’est pas une grande puissance au niveau des États-Unis, ou même de la Chine. Mais ce n’est pas parce qu’elle n’est plus une grande puissance qu’elle va s’écrouler demain : ne commettons pas la même erreur que les Russes, qui semblent considérer qu’ils ne peuvent exister que comme une grande puissance classique, quel que soit le prix à payer. La France et la Russie ont cela de commun que, contrairement à une époque plus glorieuse, elles n’ont plus les moyens d’imposer leurs idées par la force, de mener des « croisades » pour des idées, ou d’être forcément incontournables sur tous les sujets.
Le logiciel partagé par la candidate du RN et une partie non négligeable de nos élites est contre un fait simple : la France seule a une capacité d’action réelle mais limitée au 21ème siècle. Chaque fois qu’elle joue à la grande puissance (guerre de Libye, pâle copie de la guerre américaine en Irak ; intervention au Mali, triste parallèle avec la guerre d’Afghanistan ; « grande politique » indopacifique avant le choc « AUKUS », copié-collé de l’approche américaine en Asie-Pacifique), elle a souffert de ne pas avoir pris en compte les limites de ses forces et de son influence réelle.
En fait, le problème de cette approche vient d’une mauvaise compréhension de la notion de grandeur, si chère à de Gaulle, et de là, à bien des Français : c’est quelque chose qu’on construit, lié à un projet exaltant pour l’avenir, même quand il a des racines historiques. Ce n’est pas quelque chose d’inné, ce n’est pas seulement ou même principalement un héritage. À force de se croire grands naturellement, les Français et leurs élites n’ont pas compris que sur l’ensemble du 20ème siècle, pire encore que pour la Grande-Bretagne, le statut de puissance de la France a été profondément remis en question. C’est un fait. Redevenir une puissance qui compte dans les décennies à venir impose une reconnaissance de sa situation actuelle : la France est une puissance moyenne profitant d’un bel héritage, pas une grande puissance. Si elle joue de ses atouts, sait faire des investissements intelligents, et travaille aussi souvent que possible en tandem avec d’autres acteurs, notamment européens, ayant des intérêts similaires, elle peut faire partie du camp des gagnants du 21ème siècle.
Les cinq prochaines années ne vont pas être faciles pour le/la prochain(e) président(e), quoi qu’il arrive. Mais si les personnes en charge de la diplomatie des cinq prochaines années acceptent le monde tel qu’il est, et sont enfin capables d’accepter la France comme puissance moyenne avec des ambitions globales, alors, il sera enfin possible de mener une politique étrangère à la hauteur des moyens nationaux. Le monde actuel est plus dangereux, mais aussi plus fluide : il y aura des opportunités à saisir pour renforcer l’influence française dans le monde.
Ce sera plus encore le cas au sein de l’Union Européenne : en fait, le choc du conflit russo-ukrainien, et le fait qu’une force politique française hostile au projet d’Union européenne soit à nouveau au second tour de l’élection présidentielle, rend le statu quo impossible, pour Paris comme pour les pro-Européens au sein de l’UE. Si la France a encore un président pro-européen suite à ces élections, il va falloir aller vers une Europe plus capable de se défendre par elle-même, plus ambitieuse dans son fonctionnement, refusant un statu quo de fait mortifère pour notre Union. L’UE telle qu’elle est insatisfaisante : l’Union devra évoluer vers plus d’Europe Puissance, parce que c’est la condition de sa survie.