Idées

Bloc-notes n˚17

 

Laurent Coligny, 8 avril 2022

 

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L’un des candidats à la droite de la droite dans cette élection présidentielle nous a affirmé que la guerre en Ukraine ne faisait que nous distraire « du vrai choc des civilisations ». On peut être pris par surprise de cette mise en parallèle d’une vraie guerre, avec de vrais morts, l’implication de véritables armées, et de l’autre, la question migratoire, problématique sur certains points certes, mais en aucun cas, une guerre d’un État contre un autre.

 

C’est une belle illustration de ce que fait l’idéologie à l’analyse géopolitique. Cette dernière, quand elle est sérieuse, se concentre sur les faits : la situation géographique, les sources possibles de tensions, la question des ressources, la réalité d’un monde dominé par les États. L’idéologie peut faire fi de tout cela, et ne voir le monde que d’une façon, refusant toute complexité, toute remise en question.

 

 

Le djihadisme : un problème sécuritaire, pas un danger existentiel

 

Certes, la France a été confronté, comme d’autres, au terrorisme djihadiste. Mais qui peut affirmer, sérieusement, que ce djihadisme peut déstabiliser durablement l’Europe, ou même la France ? Ce ne serait possible qu’en donnant raison aux djihadistes qui eux aussi, croient fermement au choc des civilisations : un ou des attentats terroristes amènerait à un ciblage excessif de tous les musulmans, voire de celles et ceux supposés être leurs sympathisants… Face à cette dystopie fascisante, en effet, la France et l’Europe pourraient être mises en danger. Mais face à un leadership politique à peu près rationnel, et un milieu intellectuel ayant enfin compris que la seule arme des djihadistes est de faire basculer un État dans la répression excessive, ils deviennent vite impuissants : la « guerre contre le terrorisme » n’a pas été gagnée par les Américains uniquement parce que leur invasion de l’Irak a permis la résurrection d’Al Qaïda, et la naissance de Daech…

 

Et malgré tout, certains pensent encore que le djihadisme est plus dangereux, immédiatement, pour les intérêts français et européens, que la guerre entre Ukraine et Russie. On peut arriver à ce niveau d’erreur quand on mélange allègrement le problème de l’insécurité, le fondamentalisme même non-violent mais qui dérange, l’islamisme radical tenté par le terrorisme, et l’ensemble d’une population musulmane caricaturée non pas pour ce qu’elle fait, mais pour ce qu’elle est ou supposée être (car on peut être né dans une famille musulmane sans être croyant…un point qui semble échapper même à certains universitaires). Quand on n’est pas une victime de l’approche idéologique, on comprend que le djihadisme est un problème sérieux à prendre en compte dans notre action internationale, mais pas un danger géopolitique majeur. De l’autre côté de la Méditerranée, ou au Moyen-Orient, il n’y a aucune puissance étatique djihadiste, aucune coalition de puissances fondée sur l’idéologie islamiste radicale, reprenant l’approche de Ben Laden. Daech était le seul danger se rapprochant d’une telle vision du monde. Le groupe est potentiellement menaçant pour des Etats faibles dans le Sud, certes, mais historiquement, il n’a jamais vraiment eu les moyens de ses ambitions, tout juste la capacité d’être une base pour terroristes. Il a fallu combiner la folie de l’invasion américaine de l’Irak, l’instabilité syrienne, et l’attitude d’un pouvoir syrien aidant les djihadistes à aller jusqu’en Irak, puis refusant tout compromis avec l’opposition politique à son régime, pour qu’une menace comme Daech apparaisse. Preuve que décidément, le djihadisme est moins une évidence prouvant le « choc des civilisations », mais plutôt le résultat d’erreurs grossières de la part d’élites politiques locales et occidentales.

 

Il est bien sûr nécessaire de contrer toute force islamiste radicale appelant à une guerre totale contre le reste du monde en général, et l’Occident en particulier. Mais en dehors d’Al Qaïda et de Daech, groupes qu’on peut vaincre par la coopération internationale et l’emploi du renseignements/des forces spéciales, personne ne prône une telle approche au sein du monde musulman. Donc décidemment, on voit mal où est le « vrai choc des civilisations » qui devrait nous faire oublier la réalité de la guerre russo-ukrainienne. 

 

 

Le « choc des civilisations », ou la géopolitique des idéologues

 

Mais au sein d’une certaine droite extrême, la notion de « choc des civilisations » permet de donner un ton géopolitique à une obsession particulière, face aux minorités non-européennes, forcément un problème, de son point de vue, à l’intérieur comme à l’extérieur. De là, peu importe l’attitude de la Russie ou même des États-Unis, peu importe leurs choix dangereux pour la stabilité internationale : ils sont confrontés au djihadisme comme l’Europe, ils sont « blancs » comme les Européens… on ne peut donc pas les considérer comme des adversaires. La logique de Samuel Huntington, poussée vers plus de simplisme encore, devient une guerre de l’Occident blanc face à un monde non-occidental relevant la tête. Peu importe que cette approche soit déconnectée des réalités complexes du monde : l’idéologie est séduisante, en tout cas pour les esprits limités, parce qu’elle rend tout extrêmement simple. Elle a d’ailleurs été reprise dans l’entourage de l’ancien président Trump, preuve qu’on est face à une radicalité autrement plus influente que le djihadisme évoqué plus haut…

 

Et cette idéologie, on la retrouve aujourd’hui au cœur de l’extrême droite française. Tout naturellement, nombre de ses sympathisants vont jusqu’à reprendre le point de vue de certains au sein du pouvoir russe, faisant de l’Ukraine une non-nation, une entité qui ne devrait pas exister de façon indépendante, dont la sécurité dépend en fait du sentiment de sécurité de la Russie… C’est logique de leur point de vue, parce qu’il reprenne l’approche très limitée intellectuellement, et monolithique, qui est faite de la notion de « civilisation » dans l’idéologie huntingtonienne. Et c’est en fait une approche découlant directement de la vision de « choc des civilisations ».

 

Que le Kremlin ait utilisé largement la notion de « civilisation » dans ce sens, c’est logique, car cela permet de défendre leurs intérêts nationaux tels qu’ils sont conçus par le pouvoir actuel. C’est un outil utile si cela peut permettre de légitimer la domination sur l’Ukraine et sur le Bélarus, et d’influencer durablement tout pays avec une forte minorité russe ou chrétienne orthodoxe. Les droites dures qui, en Europe, reprennent ce discours, sont, dans ce contexte, des idiots utiles. Leur idéologie les rend incapables de comprendre que leur positionnement, trivialisant la montée des tensions en Europe de l’Est, mettant en lumière la faiblesse des pays ouest-européens, va à l’encontre d’un positionnement patriotique sérieux. Et cela même si on peut critiquer le jeu américain en Europe de l’Est depuis la fin de la guerre froide.

 

Mais il ne faudrait pas penser que l’idéologie du « choc des civilisations », la reprise se limite à la seule droite dure. On l’a retrouvé ailleurs, au centre et à gauche, également. C’est très clair quand le monde musulman est évoqué : on constate que face à des questions géopolitiques mal connues, compliquées, sur le Moyen-Orient ou l’Asie du Sud, on a tendance à voir bien des analyses présentées forcément avec un acteur musulman (Pakistan, Iran, « rue arabe », Palestiniens) comme forcément irrationnels, perpétuellement en guerre, ou ignorant les souffrances, les griefs de ces populations. On remarquera que dans les médias français, on a totalement oublié la question palestinienne. On s’est outré, de temps à autre, de la situation au Yémen, sans que cela entraîne d’évolutions majeures. Des ouvrages entiers ont été écrits pour expliquer que l’islamophobie n’existe pas. Mais force est de constater que si, demain, une population non musulmane, notamment européenne, se retrouvait dépossédé de ses terres, comme les Palestiniens, se retrouvant à souffrir durablement des sanctions, comme c’est le cas des Iraniens, le choc serait plus violent dans les opinions européennes. En fait, si la réaction française face aux souffrances du peuple ukrainien devrait amener à remettre en compte le relatif silence autour de la situation des Palestiniens. Le fait que cela ne soit pas le cas prouve que la vision sélective, et idéologique, qui se nourrit d’une vision du monde à la Samuel Huntington, est, hélas, trop répandue.

 

Et aujourd’hui, avec les combats entre Russes et Ukrainiens, on constate que cette obsession a amené à ne pas prendre en compte, dans le temps long, des évolutions politiques et géopolitiques pourtant importantes pour les intérêts français et européens. Les tensions entre Ukraine et Russie ne sont pas nouvelles, les avertissements russes contre ce qui semblait, au Kremlin, des atteintes à la sécurité nationale, étaient de plus en plus rudes et directs… Mais les obsédés du « choc des civilisations » ont voulu nous faire oublier la réalité des relations internationales depuis des siècles, c’est-à-dire la compétition rude, dangereuse, entre États, notamment entre puissances. Ils ont considéré un État avec un armement nucléaire comme secondaires face à une poignée de personnes, à l’échelle internationale, attaquant des populations avec des bombes, voire des couteaux et des armes de poing… Encore une fois, même en prenant le danger terroriste au sérieux, la différence d’échelle entre les deux problèmes est flagrante, pour quiconque n’étant pas limité par des œillères idéologiques.

 

 

Le danger de penser le rapport à la Chine sous l’angle d’un « choc des civilisations »

 

Mais peut être de façon plus insidieuse encore, l’idéologie du « choc des civilisations » est également très présente dans l’analyse française et occidentale à la Chine. Et cela risque de brouiller, encore une fois, la réflexion à Paris et ailleurs en Europe.

 

On peut comprendre la crainte américaine face à la montée en puissance chinoise : la première puissance mondiale ne veut pas être déclassée par une puissance montante, c’est un classique des relations internationales. Mais la virulence de cette inquiétude géopolitique semble renforcée par un racisme qu’on ne peut pas relativiser. La deuxième Guerre froide ressemble moins à la première qu’à la « guerre contre le terrorisme » : dans les deux cas, le discours glisse dangereusement de la compétition, même dure, entre deux États, à une approche ouvertement xénophobe. Qu’il y ait des points de friction entre grandes puissances en « Indo-Pacifique », c’est compréhensible. Mais la réalité, une fois la logique de « choc des civilisations » est mise de côté, est que le 21ème siècle est face à un certain nombre de dangers (réchauffement climatique, instabilité d’États plus faibles voire déjà faillis, risques pandémiques…) rendant ces compétitions presque obsolètes. La Chine veut peser dans son environnement régional, soit : mais cela ne peut pas se faire au détriment de la souveraineté d’autres États. Les Américains veulent préserver leur primauté, soit : qu’ils stabilisent leur démocratie, qu’ils ramènent une certaine rationalité dans leur vie politique, qu’ils fassent du « nation building » chez eux, car le risque pour eux n’est ni chinois, ni russe, ni iranien, il est d’abord interne. Américains comme Chinois peuvent gagner en influence par une logique de soft power renforcé, par une aide à la stabilité du monde, au développement économique… Si la guerre russo-ukrainienne prouve une chose, c’est à quel point l’opposition militaire classique, telle que vécue au 20ème siècle, est révolue. Or la logique de « guerre de civilisations » signifie forcément, en fin de compte, une guerre quasi-tribale, vue comme inéluctable. Si les Américains, mais aussi les Chinois, se laissent influencer par cette approche, cela mettra en danger le statut de leurs pays respectifs.

 

Si l’approche de Samuel Huntington est dangereuse pour Washington face à Beijing (et vice versa), elle est absurde pour l’Europe. La guerre russo-ukrainienne devrait rappeler, une bonne fois pour toutes, que la priorité pour l’Europe, c’est la stabilité européenne. Les Européens n’ont pas les moyens, et n’ont pas intérêt, à s’investir fortement sur les questions indopacifiques. La Chine investit en Europe, y compris dans des pays qui ne sont pas encore entré dans l’UE ? Tant mieux ! Notamment dans les Balkans, tout investissement est bon à prendre. Et si cela inquiète, il serait peut-être temps de se poser de sérieuses questions sur le besoin de l’élargissement à tout prix : l’UE ne devrait pas être forcément destiné à intégrer toute l’Europe géographique. Une fois que l’UE sera une puissance incontestable en Europe, dont la voix seule pourrait empêcher une guerre comme celle qui est vécue actuellement en Ukraine, on pourra projeter l’influence européenne ailleurs dans le monde. Mais aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Il y a quelque chose de ridicule à voir Français, Allemands, Anglais, se laisser influencés par les Américains, et certains faucons dans leurs pays respectifs, à s’impliquer dans une « deuxième guerre froide » contre la Chine, quand ils sont incapables de peser véritablement dans les destinées européennes.

 

 

Le « choc des civilisations » est un poison intellectuel. Ce contexte donne à n’importe quel demi-intellectuel le sentiment d’exprimer des idées profondes dans une logique géopolitique qui n’est, en fait, clairement pas maîtrisée. Cela ne signifie pas que la « culture » ou que des représentations civilisationnelles n’ont pas, parfois, une influence sur les conflits internationaux. Cela signifie simplement que ce n’est pas suffisant pour expliquer le monde tel qu’il est. Se laisser prendre au piège d’une telle facilité intellectuelle, c’est l’assurance de l’erreur. Et le milieu intellectuel français est clairement tombée dans ce piège mental : de ceux qui soutenaient une nouvelle croisade de fait, à ceux qui rêvaient d’une nouvelle « Guerre froide » avec la Chine, un effort commun a été mené faisant oublier les bases de la géopolitique : la Russie est à nos frontières, et se considère comme une grande puissance devant peser dans son environnement régional pour exister. Le rapport à la Russie aurait dû donc être une obsession pour les capitales européennes. Pas forcément pour une opposition systématique, mais pour pouvoir défendre avec force nos intérêts, pour protéger la stabilité européenne. Avec le rapport aux pays du pourtour méditerranéen non-européens, cela aurait dû être une priorité. Évident quand on comprend ce qu’est la géopolitique. Mais difficile à accepter quand on est dans une logique idéologique.