Bloc-notes n˚14
Laurent Coligny, 22 février 2022
Pourquoi parler de l’Ukraine, quand on n’en est pas un spécialiste ?
Il faudrait déjà poser cette question aux multiples géopolitologues, qui parlent de l’Ukraine, après avoir parlé du Mali, des conflits au Proche-Orient, des tensions sino-américaines… L’exception culturelle, et la déconnexion entre analyse francophone et anglo-saxonne, permet de donner le titre de « géopolitologue » à bien des analystes à la connaissance de l’Histoire approximative, sans parler du manque de terrain…
Mais au-delà de cette boutade nécessaire contre certaines personnalités plus ou moins médiatiques (et aussi un rappel que nos collègues du CAPE parlant de l’Ukraine ont, quant à eux, fait le nécessaire travail de terrain, de lectures, d’entretiens : ce sont d’authentiques spécialistes), il est naturel, pour un Européen, de suivre avec intérêt la situation ukrainienne. Ces tensions ont lieu à nos frontières communes, et elles auront un impact sur l’avenir de l’Union Européenne, donc sur notre quotidien à l’avenir.
Même quand on n’est pas un spécialiste, on ne peut être qu’attristé de voir à quel point les Européens n’ont pas vraiment pu compter dans cette crise. La France a tenté de peser, mais ici, cruellement, on a vu à quel point la « France seule » pouvait être une farce. On espère que ce fait sera enfin reconnu, au moins dans des discussions internes dans les ministères concernés. On comprend le besoin de faire illusion face aux électeurs, de jouer la grande Histoire gaullienne. Mais en interne, il est grand temps d’accepter la réalité : la France doit travailler à construire une Europe Puissance, radicalement différente de l’Union Européenne telle qu’elle est actuellement. C’est le meilleur choix d’avenir, pour ne pas faire partie des perdants du 21ème siècle.
Et il faut une reconstruction européenne, en effet. L’UE, sur ce dossier européen, a montré ses limites, son décalage avec la réalité géopolitique du monde, et la fragilité de son unité, prouvées, souvent, par les mêmesacteurs. Mais le pire ennemi de l’Union à l’international n’est ni une funeste grande puissance extérieure, ni des rebelles contestant l’UE de l’intérieur : c’est plutôt le responsable pro-européen typique, déconnecté des réalités du monde, et s’étonnant que son idéologie ait des conséquences. Ainsi, il y a peu de temps, les lumières qui animent intellectuellement notre Union ont mis en avant une stratégie… indopacifique, comme si c’était une priorité pour les Européens. Certes, l’UE a besoin aussi d’être radicalement réformée comme une Union de valeurs : si un État ne respecte pas la démocratie, les droits de l’Homme, l’État de droit, son exclusion de l’UE devrait être une question naturelle. Mais avant tout, surtout quand on prend en compte les évolutions récentes à l’Est, elle doit aussi être repensée comme une Union géopolitique : la Pologne doit accepter qu’en entrant dans l’UE, elle est devenue un pays méditerranéen ; la France doit intégrer le fait qu’en acceptant, à la légère, un élargissement fondé sur les bons sentiments bien naïfs, elle est devenue en partie un pays d’Europe de l’Est. Cette évolution ne veut pas dire, forcément, entrer en guerre contre la Russie : mais en ce début de 21ème siècle, il est bien clair que pour être respecté, il faut être fort. La France seule n’est pas assez forte, l’UE telle qu’elle est actuellement est risible car incapable de prendre en compte les réalités géopolitiques. Si un bouleversement intellectuel, puis administratif et politique, n’a pas lieu, à Paris comme à Bruxelles, alors c’est qu’un certain nombre auront fait le choix de la décadence. Mais rappelons que la décadence a un prix, pour nous et pour nos enfants. Il n’y a pas de décadence heureuse.
Ce bloc-notes ne serait pas complet sans la mise en avant des « idiots utiles », qui, dans les capitales européennes, ont permis de mettre de côté la question ukrainienne, comme si elle était secondaire.
Il y a tous les identitaires et un pan des « néoconservateurs », obsédés l’islamisme, l’Iran, la Turquie… en fait, obsédés par l’islam et par le monde musulman, restés traumatisés par la perte de l’Algérie, voire par celle de Constantinople pour les plus idéologues… Ces « croisés », habités par un racisme civilisationnel, sont incapables de comprendre les réalités de la géopolitique contemporaine. Ils sacralisent toute action menée par un groupe djihadiste, rendant toute victoire ou discours d’un de ces groupuscules forcément important. Et tout cela parce qu’ils sont incapables d’accepter une réalité simple : sans aide d’une puissance extérieure, un groupe djihadiste, toujours ultra-minoritaire face à la population musulmane, ne peut tout simplement pas déstabiliser un État. En revanche, le jeu entre grandes puissances peut, sans aucune difficulté, atteindre cet objectif. L’obsession autour du terrorisme islamiste a fait perdre le sens des priorités aux dirigeants occidentaux. Il est naturel que le pouvoir russe semble avoir soutenu l’expression politique de ce discours civilisationnel en Europe et en Occident : quand un ensemble de politiciens et d’intellectuels se laissent à ce point prendre par les obsessions au point de ne plus comprendre la géopolitique la plus évidente, pourquoi ne pas les aider, si cela aide à défendre les intérêts nationaux ? La réalité, c’est que la lutte contre le terrorisme djihadiste est d’abord une affaire de police et de renseignement. Éventuellement une question militaire quand il faut aller bombarder des camps d’entrainement dans une zone non contrôlée par un État responsable (jamais pour rester trop longtemps sur place, pour éviter de devenir un envahisseur aux yeux des populations locales). Mais en faire la priorité de tout un pays, c’est une politique d’ignorance, d’émotions à la suite d’un attentat… ou un choix calculé visant à défendre les intérêts d’une puissance étrangère.
Pour les Européens, ce qui se passe sur leur Est aurait dû être une obsession constante depuis plusieurs années. Pas forcément, encore une fois, dans une opposition à la Russie, mais pour clairement faire comprendre au Kremlin que, comme il s’agit aussi de notre voisinage, la paix en Ukraine compte aussi, énormément, pour nous.
Bien sûr, pour réussir un tel dialogue, il aurait fallu éviter l’influence non seulement des identitaires, mais aussi des atlantistes… Depuis la fin de la Guerre froide, un certain nombre d’analystes nous ont fait croire qu’il nous fallait, constamment, nous aligner sur les Américains. Il est naturel, à Washington, de soutenir l’approche atlantiste : les Européens sont de riches auxiliaires, ce n’est pas une mauvaise chose si ces derniers ne comprennent pas qu’avec la fin de la Guerre froide, leurs intérêts ne sont pas aussi alignés sur ceux des États-Unis que par le passé. Ces atlantistes n’ont pas voulu l’Europe Puissance, ils ont souhaité l’alignement pur et simple des Européens sur l’Hyperpuissance. Au fil des années, cela a rendu le discours diplomatique européen inaudible ailleurs dans le monde, y compris à Moscou : le Kremlin a pris bonne note de l’incapacité des Européens eux-mêmes à construire une Europe puissance indépendante. Sa politique actuelle reflète ce fait.
Enfin, le portrait des idiots utiles intellectuels de la crise ukrainienne actuelle ne serait pas complet, sans ces « spécialistes de la Chine » qui ont décidés, par alignement sur les Américains, par désir d’une existence médiatique, ou par ambition personnelle, que la Chine était un danger primordial pour l’Europe… Les discours anxiogènes et répétés sur « la Chine de Xi Jinping », les inquiétudes sur les nouvelles Routes de la Soie, l’engagement de certains qui veulent que l’Europe fasse de Taïwan une priorité, amènent, tout autant que l’idéologie des identitaires, à perdre tout sens commun, d’un point de vue géopolitique. La France, l’Allemagne, la Grande Bretagne seules, ne comptent pas assez à l’international, sauf quand ils jouent le rôle d’auxiliaires. L’UE ne réussit pas encore à peser sur l’avenir du continent européen lui-même. Et on voudrait que l’argent européen, que la force de frappe diplomatique et même militaire européenne, servent à une opposition idéologique à la Chine, jusqu’à la confrontation directe ? On comprendrait si ces analystes travaillaient pour l’Inde, pour le Japon, pour les États-Unis. Mais ce discours est tenu par des Français et des Européens : c’est donc une question idéologique, ou une certaine méconnaissance de ce qu’est la géopolitique. Les Européens ne pèseront pas vraiment à l’international tant qu’ils ne seront pas plus fort au niveau régional. Tant que leur voix commune ne sera pas incontournable en Europe et dans le bassin méditerranéen. Ce n’est pas le cas pour l’instant : du coup, la mer de Chine méridionale ne peut pas être une priorité pour les Européens, en tout cas dans les années à venir.
Il faut espérer que les événements récents entre Russie et Ukraine, au sein de nos « élites », poussent certains à une plus grande humilité intellectuelle, et d’autres à repenser l’action diplomatique des États membres et de l’UE. La géopolitique une affaire sérieuse : quand on l’aborde avec ignorance ou idéologie, on en paye le prix. L’Amérique l’a appris à ses dépens en Irak et en Afghanistan, la France a subi la même leçon en Libye et au Mali… en Ukraine, c’est l’ensemble des Européens qui reçoivent une leçon. Dure, surtout pour les Ukrainiens ; mais aussi salutaire, si cela pousse les pays de l’UE à s’adapter aux réalités du monde, enfin.