Bloc-notes n˚13
Laurent Coligny, 20 février 2022
Écouter les médias français parler de la situation malienne peut être vécu comme un retour dans le passé : on se croirait au bon vieux temps de l’ORTF. Pendant des années, on nous a présenté l’engagement français comme plus fin, plus intelligent, que l’action américaine en Afghanistan. Et après neuf ans de présence militaire sur place, Paris se retire, confirmant un autre échec occidental face à des forces dites djihadistes. Mais vraiment, rien à voir avec l’Afghanistan…
Une partie du problème de la France, au Sahel en général, c’est d’être resté bloquée dans une vision qui justement, fleure bon l’ORTF et la France « du Général de Gaulle » : Paris s’est cru en terrain conquis, dans sa zone d’influence exclusive, dans cette partie de l’Afrique. Les élites françaises ont cru tout comprendre, tout savoir de ce qui se passait sur place, et comment gérer la situation. La France est restée dans son prisme colonial, dans l’illusion d’une toute puissance française révolue depuis bien longtemps. Une telle attitude, au 21ème siècle, dans une Afrique mondialisée, c’était l’assurance de l’échec.
Hélas, ce n’est pas qu’au Sahel que la France reste bloquée au 20ème siècle, plus précisément à l’époque où elle avait encore un Empire colonial. Toute la logique indopacifique de la diplomatie française est de vouloir faire admettre en Chine et ailleurs que la France est, aussi, une puissance asiatique… D’où l’importance soudaine de la Nouvelle Calédonie dans l’analyse parisienne. Par des gens qui ne connaissent pas la situation de ce territoire, encore moins sa population. Plus largement, Paris se voit encore en puissance globale parce qu’elle a pu préserver des confettis d’Empire. Peut-être que demain, notre diplomatie ira affirmer à Washington que nous sommes une puissance américaine, au nom des miettes de territoires français, de la Guyane à Saint-Pierre-et-Miquelon… À Beijing comme à Washington, on ignore ou on moque ces prétentions, qui ne sont soutenues par aucune donnée concrète. En Asie, les puissances incontestables sont la Chine, l’Inde, peut-être demain l’Australie et le Japon, voire une Corée réunifiée, et bien sûr, l’Hyperpuissance américaine, qui a la capacité militaire et diplomatique de se projeter partout. L’ « affaire » des sous-marins australien n’a choqué qu’en France : on ne peut pas en vouloir à Canberra de vivre au 21ème siècle, et de ne pas voir la France comme une puissance diplomatique et militaire équivalente aux États-Unis. AUKUS aura été positif pour la France, si cela rappelle aux élites parisiennes que l’Indochine n’existe plus, et que notre pays n’est pas vraiment une puissance asiatique… à peine une puissance euro-méditerranéenne.
Mais le portrait ne serait pas complet sans un parfum de « Guerre froide » ! La notion semble très appréciée dans certains cercles intellectuels et politiques. Le bon vieux temps des deux camps clairement définis, où les élites parisiennes pouvaient mentir à la population, et bluffer les autres États du monde, en jouant sur l’ « indépendance » de la France, sous protection du camp occidental bien sûr. Et si la Russie joue le jeu, et donne toutes les raisons de croire à une nouvelle Guerre froide, pourquoi s’en priver ? Non contents de croire à l’idée d’une « guerre froide » avec la Russie, certains veulent, en plus, une « guerre froide » contre la Chine. On comprend la rivalité entre Beijing et Washington : c’est une situation classique en relations internationales, entre la puissance montante et la puissance dominante. Mais pour la France, c’est une attitude absurde : cela reflète une obstination française à vouloir se placer dans le sillage des Américains, en auxiliaires. Et cela alors que la France a prouvé plus d’une fois, depuis la fin de la vraie « Guerre froide », qu’elle n’avait pas les moyens de défendre ses intérêts là où elle le devrait (Afrique, Europe). Ce positionnement irrationnel revient à refuser le fait évident qu’en tant que puissance moyenne, plus régionale que globale, la France devrait se concentrer sur ce qui se passe dans son voisinage immédiat, même étendu (tensions russo-ukrainiennes) plutôt que de s’intéresser à l’Indopacifique. Les Français, y compris au plus au niveau de l’État, montrent déjà clairement qu’ils ne veulent pas mourir pour la Crimée. Au nom de quelle folie pense-t-on qu’on pourrait faire accepter aux Français de mourir, ou même de souffrir économiquement, pour l’indépendance de Taïwan face à la Chine ?
Il serait de la responsabilité d’élites patriotes, ambitieuses pour le pays et pour le projet européen, d’accepter le monde tel qu’il est. Rester bloqué au 20ème siècle empêche de donner la priorité à ce qui compte vraiment pour le pays : redressement économique, éducation adaptée au marché actuel, implication prioritaire, à tous les niveaux, en Europe, en Méditerranée, dans certains territoires clés en Afrique et au Moyen-Orient. Les illusions d’une partie des élites françaises nourrissent aussi deux tentations dangereuses : boxer au-dessus de notre catégorie, ou au contraire, tomber dans le déclinisme, parce que le choc des réalités ne cadre pas avec une vision fantasmée de la France. Et on ne peut pas nier que la montée en puissance d’une certaine extrême droite est liée à une certaine vision du monde coloniale/impériale qui n’a pas été encore totalement liquidée par les élites parisiennes.
Pour le bien de la France, il est grand temps que nos élites intellectuelles, politiques, diplomatiques, acceptent d’entrer dans le 21ème siècle.