Bloc-notes n˚10
Laurent Coligny, 22 mars 2021
Pour information, ce bloc-notes a été écrit avant la tragédie d’Atlanta : preuve que ce papier a vu juste, hélas. Les meurtres perpétrés par Robert Aaron Long ne seront pas à la première page de nos journaux : le criminel n’étant ni Africain-Américain ni musulman, les journalistes français, comme un certain nombre de leurs confrères américains, auront vite fait de présenter l’attaque de trois spas « asiatiques » comme le fait d’un « déséquilibré ».
Cet aveuglement sur le caractère raciste de cette attaque s’explique plus largement par l’incapacité, en France comme aux États-Unis, à comprendre le danger que représente la violence, possiblement terroriste, d’extrême droite. Sur ce danger, lire également la Note du CAPE N˚36, « Retour sur Christchurch : comprendre le terrorisme d’extrême droite »
Quiconque a des liens dans les pays anglo-saxons a pu le constater : il y une montée en puissance du sentiment anti-asiatique, concomitant avec un renforcement de la logique identitaire / suprématiste blanc. C’est tristement visible récemment : aux États-Unis, les Asiatiques-Américains ont été ciblés par plus de 3000 crimes racistes, parfois avec l’intention de tuer, depuis le début de la pandémie de COVID-19.
Cela passe par un racisme visant tous les « Asiatiques » sans distinction. Mais aussi par un rejet spécifique ciblant les Chinois et la Chine, une réelle sinophobie qui n’est pas sans rappeler la haine anti-musulmane diffuse en Occident depuis au moins vingt ans. D’ailleurs, par bien des aspects, la sinophobie et l’islamophobie ont bien des points communs : elles sont toutes deux les résultats d’une obsession et d’un rejet de populations spécifiques, de civilisations supposées représenter l’ennemi par excellence ; elle en dit plus sur celles et ceux qui en sont atteints que sur leurs cibles privilégiées ; ces deux phobies montrent qu’on transcende ici la haine ethnique pure et simple pour cibler une culture, une civilisation historiquement différente. En fait, on revient aux racines historiques du racisme, qui ont toujours eu pour conséquence le désir d’élimination physique de l’Autre, mais aussi l’éradication de sa culture. C’est très clair quand on regarde ce qu’a été l’antisémitisme européen aux 19ème et 20ème siècle, ou le rapport des colons anglo-saxons aux Amérindiens.
Le racisme anti-asiatique / la sinophobie est sans doute un peu moins visible en France et dans une grande partie de l’Europe, en comparaison de ce qui se passe, aujourd’hui, aux États-Unis. Hélas, il y a fort à parier que comme sur d’autres sujets, ce qui se passe en Amérique du Nord est annonciateur de ce qu’on va vite voir en Europe de l’Ouest. Et comme la haine anti-musulmane, la géopolitique risque d’attiser les tensions.
Il est déjà particulièrement marquant de constater à quel point les « faucons » dominent l’analyse de la Chine dans les milieux dits intellectuels en France. Au moins, aux États-Unis, on peut entendre s’exprimer des personnes qui semblent être authentiquement spécialisés sur un sujet donné. Et si on se réclame d’un statut académique ou journalistique, on ne peut pas ne pas avoir fait un travail de terrain sérieux. Par contre, sur les plateaux de télévision français, le « spécialiste » de la Chine l’est souvent aussi de toute l’Asie de l’Est (comme si le Japon et la péninsule coréenne n’étaient que des dépendances de la Chine… sur ce sujet, nos « spécialistes », par facilité, décident d’avoir quelques siècles de retard), mais aussi, spécifiquement, de Hong Kong (où on n’a accès qu’à une partie de la population si on ne parle pas cantonais, ou si on se cantonne aux quartiers à la mode de l’île de Hong Kong) ; du Xinjiang (combien de spécialistes français parlent ouïghour ? ou ont au moins été parler aux communautés ouïghoures en Asie Centrale, celles qui ont le plus de liens au Xinjiang même ? Combien de ces spécialistes réels ou supposés ont visité la zone ?) ; du Tibet de temps en temps (même chose : combien ont fait l’effort d’apprendre la langue, combien ont visité régulièrement la zone, ou y sont restés assez longtemps pour en parler sérieusement). Comme si ce n’était pas suffisant, ces grands esprits peuvent aussi nous parler d’économie, de géopolitique, d’évolutions sociétales… dès qu’il s’agit d’analyser, ou plutôt de critiquer, la Chine telle qu’elle est aujourd’hui.
E bien entendu, il y a un lien entre la critique systématique de la Chine et le racisme anti-asiatique : dans les deux cas, on ressuscite la notion dangereuse de « péril jaune ». Les faucons veulent que l’État français dédie ses moyens limités à une nouvelle guerre froide qui ne concerne pas en premier lieu les Français ; le raciste d’extrême droite veut s’en prendre à des gens qu’il associe, à tort ou à raison, avec la Chine.
Tout analyste peut critiquer la Chine, les États-Unis, la Chine, ou la France, sur certains sujets, sur certaines politiques. Mais présenter la Chine seule comme un ennemi systématique, c’est clairement la porte ouverte à une vision de type « choc des civilisations », et donc, en interne, à un racisme spécifiquement anti-asiatique. Et si on se présente comme un défenseur des Droits de l’Homme, on est dans l’obligation de critiquer toutes les grandes puissances, et nombre de puissances moyennes. Parce que critiquer certaines atteintes aux droits de l’Homme, mais pas d’autres, même quand les atteintes à la dignité humaine sont claires, c’est de l’hypocrisie, tout simplement… La défense acharnée de la démocratie et des droits de l’Homme ne visant que certains pays, est trop souvent révélatrice d’un jeu géopolitique visant à délégitimer, à déstabiliser le pays ciblé.
La montée en puissance des « faucons » pourrait-elle être le signe avant-coureur d’une montée du racisme anti-asiatique en France ? C’est un risque. On l’a déjà vu pendant la mal nommée « guerre contre le terrorisme », où l’obsession d’une lecture « religieuse » et civilisationnelle d’une question sécuritaire a transformé tout musulman en suspect potentiel dans bien des analyses, même universitaires.
Il est donc essentiel de soutenir une analyse réaliste de la Chine. Pas une vision angélique de ce pays, mais tout simplement la mise en avant des faits, plutôt que de l’affect ou des idées préconçues.
Il faut encourager l’analyse qui permet de comprendre pleinement les choix diplomatiques et économiques chinois, pour voir en quoi cela peut avoir un impact, positif ou négatif, sur les intérêts français et européens. Nous vivons dans un monde de compétition et d’interconnections. La Chine sera pour l’Europe, parfois un partenaire essentiel, parfois un compétiteur. Exactement comme la Russie et les États-Unis. La sinophobie, comme la russophobie ou l’anti-américanisme, sont des positions intellectuellement absurdes. Comme toute idée d’opposition systématique et idéologique : elles empêchent forcément de voir le monde tel qu’il est.
En France, aujourd’hui, diplomatiquement, la vision idéologique des faucons a déjà soutenu une attitude qui n’est pas vraiment logique. La France n’est pas capable de mener seule sa lutte au Sahel, ou de gagner sa « guerre d’Afghanistan » au Mali. Malgré tout, Paris s’est rapproché de l’alliance anti-Chine en Asie. Même si la France tient à garder son « autonomie stratégique » en période de guerre froide sino-américaine, on se demande bien ce qui pousse à faire ce choix, alors que dans son environnement régional (Méditerranée, Europe orientale, et même Afrique francophone), notre pays n’est pas à la hauteur du rang que nous prétendons avoir.
En complément de l’analyse réaliste, et directement liée à elle d’ailleurs, il faut être clair : le racisme quel qu’il soit n’est ni acceptable, ni excusable. Expliquer la sinophobie par un rejet obsessionnel du parti communiste chinois (les choix politiques internes des pays étrangers n’ont pourtant pas à nous plaire pour être légitimes pour une partie non négligeable des populations de ces pays, et être directement liés à leurs Histoires particulières) est aussi absurde qu’expliquer l’islamophobie comme une simple réaction aux attentats djihadistes. Les associations des Droits de l’Homme et anti-racistes, mais aussi les cercles de réflexion et les autorités, en France et en Europe, devraient être très claires quant à leur rejet unanime du racisme. Sans quoi, on risque, dans les années à venir, d’être confronté à une offensive intellectuelle nauséabonde, qui va nous expliquer que la sinophobie, voire même le racisme anti-asiatique, n’existe pas vraiment, ou qu’il serait « explicable » jusqu’à devenir tolérable… Une attitude qui, comme dans le cas de l’islamophobie, est dans l’intérêt des « huntingtoniens », des faucons, aussi bien en Occident qu’en Orient. Mais sûrement pas dans l’intérêt des peuples français et européens.