Bloc-notes n˚9
Laurent Coligny, 1er mars 2021
Version pdf ici
Quiconque a des connaissances un peu poussées dans un domaine donné a pu se rendre compte que, dans les médias, des spécialistes, appartenant à une catégorie de « sachants » quelconque (université, think tank, entreprise, « ancien » d’un ministère ou d’un service), peuvent dire quelques énormités dans les médias, sans vraiment être contredits. Chez des spécialistes de géopolitique en particulier, même quand on élimine ceux qui parlent comme des idéologues (catégorisant certains pays comme « gentils » et d’autres comme « méchants », comme dans une mauvaise série américaine), entendre des raccourcis intellectuels, voire même des erreurs factuelles, n’est pas rare. Pour plusieurs raisons.
Pour commencer, en géopolitique comme ailleurs, on est amené à traiter de sujets un peu en dehors de ses spécialités. Bien entendu, une honnêteté intellectuelle absolue demanderait qu’un spécialiste du Moyen-Orient ne nous parle pas de l’Afrique, ou qu’on ne passe pas si facilement d’une spécialisation en Histoire à une analyse de l’actualité. Mais quand les sujets sont proches, un spécialiste peut décemment parler d’un sujet qui ne l’occupe pas tous les jours. Ainsi, on peut accepter qu’un spécialiste du djihadisme en général nous parle des évolutions en Syrie, ou qu’un spécialiste de la Russie ait quelque chose d’intéressant à dire sur l’Ukraine ou la Biélorussie.
Malgré tout, il y a toujours un risque que ce spécialiste se laisse prendre par l’ivresse du passage dans les médias, ou du parallèle hasardeux. Le péché d’orgueil, l’incapacité de dire « je ne sais pas »… c’est sans doute ce qui est au cœur de l’indigestion de mauvaise analyse géopolitique qu’on ressent parfois en suivant les médias français. En bref, notre pensée géopolitique est atteinte d’unultracrépidarianisme particulièrement virulente. L’avantage de cette maladie de l’esprit pour celles et ceux qui en sont atteints, c’est qu’on peut produire d’autant plus qu’on ne prend plus le temps d’apprendre ou de comprendre… De la production de mauvaise qualité, mais en grande quantité : la combinaison parfaite pour une indigestion intellectuelle.
La deuxième raison qui explique une analyse médiocre, mais également importante d’un point de vue quantitatif, c’est la facilité d’accès à l’information, à première vue. En fait, pas vraiment de l’information poussée, pas même de l’information toujours vérifiée : la recherche Google ne met pas forcément en avant les articles les plus fouillés, ceux produits par des spécialistes de terrain, bien peu nombreux en fait… Mais grâce à nos outils technologiques, une masse de faux sachants pensent sincèrement comprendre ce qui se passe dans le monde parce que ce serait à la portée de tous, via une recherche internet. Combien de géopoliticiens d’opérette s’expriment aujourd’hui avec assurance sur l’Asie ou sur l’Afrique, sans jamais y avoir mis les pieds ? Beaucoup trop. Confiriez-vous la vie de votre enfant à un chirurgien qui n’a jamais pratiqué ? Qui n’a jamais opéré de sa vie, et qui le ferait sans supervision ? Non, bien sûr. Et pourtant, nous écoutons parfois, en relations internationales, des gens qui connaissent peu ou pas la réalité des pays qu’ils évoquent. Y compris au sein de notre personnel politique, y compris quand cela signifie envoyer des soldats (souvent des enfants de nos classes populaires) dans des zones instables.
On arrive au troisième point, qui explique que l’analyse géopolitique française soit aussi décevante et pléthorique : le fait que le travail de terrain ait été très souvent abandonné, ou mis de côté. Oui, c’est vrai, aller sur place, cela peut être difficile, voire même dangereux. Cela demande de ne pas dire n’importe quoi dans les médias auparavant. Cela impose de ne pas confondre deux statuts éminemment respectables, mais différents : celui d’analyste (journaliste, think tanker, chercheur, qui explique ce qui se passe dans certains pays du monde, sur certains sujets) et de militant pour les droits de l’Homme (une spécialisation spécifique en soi, un travail qui ne demande pas de parler géopolitique ou économie en priorité, mais de se concentrer sur une situation politique précise, et dénoncer spécifiquement des abus). Et c’est vrai que faire un travail sérieux de contact à la réalité, c’est du temps pris qui ne sera pas utilisé à publier sur chaque évolution dans l’actualité, c’est l’impossibilité d’aller régulièrement sur les plateaux des chaines d’information en continu, c’est du temps passer à apprendre plutôt qu’à s’exprimer. Et cela demande, mot tabou aujourd’hui, non seulement de la patience, mais aussi du courage : parce que même quand un terrain est dangereux, il faut y aller, et même y rester un certain temps. Si on ne le fait pas, on peut avoir ses titres de chercheurs, sa carte de presse, son statut de think tanker : on est aussi crédible que le chirurgien qui s’évanouit quand il voit du sang…
Enfin, ce qui explique ce sentiment d’indigestion face à l’analyse géopolitique française, c’est aussi, parfois, le manque de modestie des géopoliticiens. En effet, dans l’analyse des relations internationales en particulier, la modestie est nécessaire, parce qu’on parle d’êtres de chair et de sang, pas d’algorithmes : les relations internationales, même si cela chagrine certains universitaires, ne sont pas une science dure. Même quand on a pris le temps d’apprendre l’arabe ou le mandarin, cela ne signifie pas tout comprendre de tous les événements se passant en Égypte ou en Chine. Même quand on fait des terrains réguliers, il faut accepter de rester dans la position de la personne qui apprend, qui prend le temps de se renseigner sur les évolutions locales, qui accepte de lire de comprendre l’information avant de la commenter… Quand on constate la masse d’articles produits en français, sur les coins les plus reculés du monde, par un certain nombre de spécialistes, dont certains très médiatiques, on comprend que la modestie n’est plus d’actualité depuis longtemps.
Mais l’indigestion ne doit pas nous faire oublier que la bonne analyse francophone existe. Il y a toute une jeune génération dont on n’entend pas toujours parler, parce qu’encore une fois, on ne peut pas être régulièrement dans les médias et faire le travail de lectures, de terrains nécessaires pour être un authentique spécialiste. Il faut prendre le temps d’aller les chercher. En général, la bonne analyse est produite par des femmes et des hommes de terrain, qui portent le fait d’avoir été régulièrement sur place comme un badge d’honneur. Le spécialiste publie ou a publié aussi assez régulièrement : n’importe quel imposteur (quels que soient ses titres) peut s’exprimer sur une chaîne d’information en continu après une petite préparation, sur n’importe quel sujet. Par écrit, l’exercice n’est pas le même… Les erreurs, les approximations, contre lesquelles personne n’est immunisé, deviennent vite visibles sur un papier. Enfin, le vrai connaisseur ne passe pas son temps à produire : la connaissance demande de prendre le temps d’apprendre, de lire, de « digérer » l’information. Il y a un certain nombre d’auteurs qui correspondent à ce profil. Suivez ce genre d’analystes, et vous ne souffrirez plus jamais d’indigestion géopolitique…