Bloc-notes n˚8
Laurent Coligny, 15 janvier 2021
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On a parlé, ces dernières années, de néoconservateurs français ou européens. Ce n’est pas faux bien sûr, surtout si on reprend une définition solide du néoconservatisme, telle que mise en avant par Benoît Pélopidas, Florent Parmentier, et notre collègue Didier Chaudet dans leur ouvrage commun l’Empire au miroir. Elle permet de voir le néoconservatisme non pas comme un simple groupe de personnes influentes un moment, mais comme un courant d’idées spécifique, à comprendre au-delà de ses faux-semblants pro-démocratie.
Pourtant en Europe, aujourd’hui, et même aux États-Unis, pour ne pas limiter le problème aux seuls néoconservateurs, ou à une notion de « droite dure » trop large, il vaut mieux parler d’Occidentalistes. On reprend ici le terme d’Hubert Védrine : l’Occidentaliste est, en fait, le disciple de Samuel Huntington (ce que sont aussi les néoconservateurs quand on prend le temps de les lire, comme cela a été fait dans l’ouvrage évoqué plus haut) ; il croit fondamentalement que le 21ème siècle verra une opposition radicale entre l’Occident et le reste du monde. Les personnes associées à cette idéologie se prétendent défenseurs des « droits de l’Homme ». Mais curieusement, comme les néoconservateurs au Moyen-Orient, ils ne défendent vraiment la démocratie que quand cela permet de critiquer des « compétiteurs » des États-Unis, des pays assez forts pour vouloir être des grandes puissances ou des puissances régionales non soumises au leadership américain.
L’avantage du terme occidentaliste, c’est qu’il montre que cette vision du monde va bien au-delà du néoconservatisme aujourd’hui : il unit néoconservateurs, droite dure, suprématistes blancs, et même certains « croisés de la liberté » officiellement plutôt au centre-gauche de l’échiquier politique. En commun, le même désir de voir les nations non-occidentales restées « à leur place », en victimes à sauver, ou en récalcitrants à punir. Une vision pseudo-moralisatrice et détestable du monde, qui cache mal une authentique volonté de puissance. Quiconque a lu Samuel Huntington un peu sérieusement a pu constater sa dérive politique, du choc des civilisations à son ouvrage Qui sommes-nous ? : son analyse a, avec le temps, été influencée par une crainte irrationnelle du monde « oriental » ou « du Sud ». C’est bien une peur du non-Occidental comme force capable de s’affirmer politiquement que craint l’Occidentaliste.
Ces dernières années, la crainte principale de l’Occidentaliste a été les musulmans. Certes, l’Occidentaliste le plus médiatiquement visible insiste pour généralement parler d’islamistes ou de djihadistes, quand il se veut sérieux et non motivé par des raisons racistes / d’extrême droite. Mais trop souvent, dans le discours, il brouille la notion de religion musulmane et d’islamisme, et garde une ambiguïté permettant de condamner toute une culture, et toute attitude politique indépendante venant du monde musulman.
Or il semblerait que depuis quelque temps, l’approche occidentaliste se tourne vers un nouvel ennemi : la Chine. La comparaison avec le discours dominant, il y a bien peu de temps, sur le Moyen-Orient, et ce qui se dit aujourd’hui sur la Chine, est frappant. Le régime de Beijing est soudainement présenté comme totalitaire comme on l’a fait avec Saddam Hussein, et comme certains le font encore quand il s’agit d’évoquer la République islamique d’Iran ; on voit des « spécialistes » qui n’ont jamais mis les pieds au Xinjiang, et peut-être même en Chine en général, s’exprimer sur ce qui se passe sur place comme s’ils en revenaient tout juste : peu importe qu’ils aient été, par contre, muets sur la situation des Rohingyas, et sur celles des Cachemiris. Après tout, le Myanmar est un enjeu de la compétition entre États-Unis et Chine, donc il faut les ménager pour qu’ils choisissent le « bon » camp. Quant à l’Inde, c’est un allié des Américains contre les Chinois ; son gouvernement peut donc allègrement opprimer les Cachemiris en particulier, et les musulmans en général, être dominé par une droite dure qui fait passer l’extrême-droite française pour des centristes bon teint, peu importe ! Seuls les manquements aux droits de l’Homme venant de Chine comptent, et doivent entraîner une réaction dure de l’Occident… C’était déjà par ce genre de contorsions intellectuelles qu’on a pu voir des intellectuels français ou des politiciens américains défendre les droits de la femme en Iran, et les oublier en Arabie Saoudite ; ou encore vouloir une guerre à mort en Afghanistan, contre les Talibans, mais en même temps appeler au soutien des forces djihadistes ciblant Assad en Syrie, et fermer les yeux sur le fait qu’au Yémen, Américains, Saoudiens et Al Qaïda se retrouvent de fait dans le même camp face aux Houthis proches de l’Iran.
Il ne s’agit pas de dire que la Chine ne peut pas être critiquée. Mais on constate ici une dangereuse position idéologique, qui a déjà fait énormément de dégâts au Moyen-Orient. Cette logique de « choc des civilisations » est un danger pour la stabilité internationale. Elle empêche le débat, et des positions de bon sens, cas par cas. On devrait être capable de coopérer avec la Chine sur certains sujets, et être en compétition/désaccord sur d’autres, sans entrer dans une logique de guerre froide. Une diplomatie intelligente en Asie demande de prendre en compte les faits, les rapports de force, et ce qu’on est capable de faire sur place ou non selon nos propres moyens. Mais c’est impossible si c’est l’argumentaire le plus extrême, le plus idéologique, qui l’emporte.
L’analyse occidentale, gangrenée par la pensée occidentaliste, a déjà été incapable de stabiliser l’Afghanistan et de gagner la guerre contre le terrorisme. Elle a fait les mauvais choix en Irak, en Libye. Ses erreurs expliquent la crise migratoire, et une partie des dangers sécuritaires qui continueront de menacer l’Europe en ce début de 21ème siècle. Ne laissons pas, demain, des analystes opportunistes et des idéologues détourner le débat sur la montée en puissance chinoise : il s’agit d’une évolution capitale dans les relations internationales de ce début du 21ème siècle, qui demande un peu plus d’intelligence que le fantasme d’une nouvelle Guerre froide.