Idées

Bloc-Notes n˚7

 

Laurent Coligny, 7 janvier 2021

 

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Les images sont marquantes : le Capitole, le cœur politique de l’Empire américain, pris d’assaut par des foules pro-Trump. Quand on connait le bâtiment, et son niveau de protection quand on y entre pour assister à une conférence ou rencontrer un membre du Congrès, c’est même profondément perturbant. Plus encore quand on voit des émeutiers faire des selfies avec des policiers qui devraient s’opposer à eux plus vigoureusement…

 

Sur les réseaux sociaux, certains rappellent la différence entre le niveau de sécurité quand les manifestants défendaient les droits des Africains-Américains, et la facilité pour les émeutiers d’agir il y a encore quelques heures. Pire encore, l’événement était clairement prévisible. C’est un échec cinglant pour la sécurité intérieure américaine, et un espoir renouvelé pour les plus extrémistes aux États-Unis, notamment les néo-nazis. La police chargée de protéger le Capitole est l’une des plus importantes du pays, et la mieux financée. Cela rend son incapacité à repousser les manifestants plus choquante encore. Et cela confirme le triomphe des émeutiers, et de l’extrême droite américaines : ils ne sont pas marginaux, mais au contraire, une force qui pèse, et qui va continuer à peser dans la vie politique américaine.

 

Cet épisode, n’est, en fait, que la continuation d’une longue série d’événements prouvant la radicalisation d’une partie de la droite, et de la population, américaines. Il y a eu, d’abord, l’élection de D. Trump lui-même, alors qu’il n’avait pas gagné le vote populaire. Preuve que celles et ceux qui vantent la « solidité » des institutions américaines sont dans le déni : on est loin de la démocratie pure et parfaite… Ce président a été élu sur un programme d’extrême droite, à faire pâlir d’envie certains mouvements radicaux en Europe, qui sont forcés de montrer un visage « déradicalisé » au public. Mais il n’est pas le premier du genre : qu’on se souvienne des deux mandats de W. Bush, qui humainement peut paraître sympathique, mais qui, lorsqu’il était en fonction, a mené une politique qui belliciste et discriminatoire que n’aurait pas renié nos droites dures européennes. Déjà vingt ans plus haut, des médias très à droite, extrêmes dans leurs propos, nourrissaient la population américaine de fake news et confirmaient des préjugés malsains sur les minorités et les étrangers. Trump n’est pas une anomalie aux États-Unis. Lui et ses partisans sont un pur produit américain, ou plus précisément, d’une certaine ambiance politique américaine depuis la fin de la Guerre froide.

 

En Europe, il va falloir se faire à une idée qui déplait : non, Trump n’était pas juste un mauvais rêve. Le « Trumpisme » comme idéologie va muter, mais surtout pas disparaître. Et en fait, cette droite dure « radicalisée » ne se limite pas à quelques tatoués marginaux néo-nazis, mais a pu influencer la pensée de gens que vous avez trouvé fort sympathiques, « normaux », lors de votre dernier voyage aux États-Unis…

 

Les émeutiers vont être vus comme un modèle par une certaine extrême droite européenne. Si nous n’y prenons pas garde, en France, nous aurons un Trump au pouvoir après les élections présidentielles de 2022. On constate déjà que le discours, au niveau journalistique comme politique, s’est déjà, à bien des regards, « radicalisé », avec la reprise d’idées, d’analyses qu’on ne trouvait encore qu’à l’extrême droite vingt ans plus tôt. On pourrait penser que face à une telle situation, les forces s’opposant sincèrement à l’extrême droite auraient su réagir. Hélas, pour l’instant, elles sont inaudibles : la gauche française est la plus bête du monde, rongée par des guerres d’ego ; le centre n’existe plus : il s’est transformé en orléanisme de plus en plus conservateur ; et la droite républicaine n’a pas été capable de se construire une identité propre, pour l’instant, entre tentation d’entente avec l’extrême droite, et récupération par LREM. Si le choc de voir le cœur de la démocratie américaine ainsi violemment rappelé à la réalité ne pousse pas, enfin, les femmes et les hommes de bonne volonté à combattre les idées d’extrême droite en France, on peut craindre le pire pour 2022.

 

Le pire c’est que face à cet événement, comme face à la présidence Trump, ou aux pires actions sous l’ancien président W. Bush, on a des gens au sein de nos élites politiques et intellectuelles qui n’ont qu’un seul objectif : préserver les liens transatlantiques quoi qu’il arrive. Quitte à agir comme les médias de droite radicale aux États-Unis en ce moment, minimisant ce qui vient de se passer, et continuant à mettre sur le même plan le danger posé par l’extrême droite, et une « ultragauche » fantasmée. Tant est grande, chez certains atlantistes, la crainte de voir les Européens comprendre que la Guerre froide est vraiment terminée, et qu’il est temps de prendre notre indépendance, dans tous les domaines.

 

La réalité, c’est que nous n’avons pas exactement la même vision du monde que les Américains. Nous ne sommes pas le produit du même temps long : ce sont des cousins, pas des frères. Et comme nous ne sommes plus au temps de la Guerre froide, l’alignement, au nom de l’idéologie, n’a plus aucun sens. Les Américains ont leurs propres intérêts, liés à leur Histoire et à leur géographie. Il en est de même pour nous Européens. Penser que les « valeurs » font de nous des alliés éternels relève du vœu pieux. Et comme les émeutiers nous l’ont rappelé, aux États-Unis, des valeurs bien différentes de celles qu’on met d’habitude en avant chez les atlantistes sont très actives, et veulent garder/prendre le pouvoir. Parce qu’encore une fois, ils ont déjà été au pouvoir, sous les administrations W. Bush et Trump. Ce que les émeutiers ont fait à Washington, c’est juste nous montrer, honnêtement, le vrai visage de ce qui apparaissait dans les médias surtout sous un angle light ou dédiabolisé. Les Trumpistes ont au moins une qualité : ils sont radicalement honnêtes sur ce qu’ils sont.

 

Avant d’aller instaurer la démocratie au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie, les Américains feraient mieux de faire du nation building chez eux, et de fonder, enfin, une démocratie plus juste. Penser d’abord à reconstruire l’économie post-COVID 19, à renforcer le système de santé pour mieux se protéger des prochaines pandémies, et apaiser les tensions internes, devaient être les principaux objectifs de l’administration Biden. Les élites américaines ont trop négligé leurs affaires intérieures, et n’ont pas vu les tensions qui s’y développaient : les émeutiers leur ont peut-être rendu service en leur montrant ce qui pourrait arriver s’ils refusaient de voir la réalité en face. En Asie comme au Moyen-Orient, les Américains devraient chercher à apaiser les tensions, pour réduire leurs dépenses militaires exorbitantes, et concentrer leurs moyens à l’intérieur de leurs frontières : cela serait une bonne nouvelle pour les classes populaires américaines comme pour les peuples du Sud.  

 

Et les pays d’Europe, autrement moins puissants que les États-Unis, devraient faire de même. Nous sommes face à une pandémie qui est loin d’être vaincue. Nous avons des moyens limités, et en France, clairement, une population divisée. Au lieu d’être suiviste face aux Américains, de mener de nouvelles « guerres froides » contre la Russie ou la Chine, des guerres sans fin comme au Mali, ou absurdes comme en Libye, utilisons d’abord nos moyens pour assurer notre sécurité intérieure, mieux lutter contre la pandémie, et nous reconstruire dans le monde post-Covid-19. Un pays est moins tenté par les extrêmes quand il est bien dirigé, et que ses priorités sont claires : défense des intérêts nationaux, de l’État de droit, des libertés, et action préventive contre les différents dangers, y compris sanitaires.