Idées

Bloc-notes n˚6

 

Laurent Coligny, 9 décembre 2020

 

Version pdf

 

Suivre les médias français quand on vit à l’étranger est souvent une source d’étonnement au mieux, de malaise au pire : on a le sentiment d’une caste journalistique et politique déconnectée des réalités. Et d’un débat de plus en plus pauvre et extrémiste idéologiquement.

 

Le problème de la réalité, c’est qu’elle se moque de nos états d’âme, et de la médiocrité de nos intellectuels. Le milieu médiatique français peut être obsédé par sa « guerre de civilisation » avec tout ce qui est lié à l’islam, ou par son besoin de débattre de « libertés » ou de points de vue sur le virus… Aujourd’hui, la seule chose qui compte vraiment, c’est l’impact concret de la COVID-19, sur notre présent et sur notre avenir. Rien n’est plus important pour les mois à venir.

 

Nous commençons enfin à nous rendre compte que l’impact sanitaire de la Covid-19 se fera ressentir sur le plus long terme : c’est ce qu’explique notamment cette vidéo du Wall Street Journal, entre autres. Donc non, vraiment, nous n’avons pas affaire à une « grosse grippe ». Certains vont être pourtant tentés, quand, enfin, nous sortirons de cette crise, de tout faire pour l’oublier. Mais il serait criminel d’abandonner les gens qui continueront à souffrir de l’impact du virus sur leur santé. Il faudrait, dès maintenant, penser aux mesures nécessaires pour soutenir nos concitoyens qui vont souffrir de cette pandémie sur le temps long, dans leur chair. La solidarité nationale s’impose ici. Sans aide, ce problème pourrait signifier des hausses du chômage, du nombre des faillites, et des dépressions, plus importantes que prévu.

 

Penser dès maintenant dans ce sens serait utile pour sortir enfin de cette attitude insensée qui consiste à refuser que la lutte contre la pandémie, au sens large, soit de longue durée. À l’international, on sait que ce sera déjà le cas, à cause de l’attitude prévisible des pays riches. Ils ne représentent que 14% de la population mondiale, et pourtant, ils ont acheté 54% des stocks de vaccins les plus prometteurs… Dans bien des pays pauvres, seul un habitant sur dix pourra avoir accès à un vaccin en conséquence de cette attitude irresponsable. Cela fait apparaitre l’insistance de certains Français, jeunes ou non, à vouloir revenir à la « vie d’avant » pour ce qu’elle est : à savoir l’attitude d’enfants gâtés du système international... Cette pandémie pourrait bien être comme la polio : un problème qui ne disparaitra que lorsque le monde entier en sera débarrassé. Parce que nos élites n’ont pas eu une réelle logique internationale, on pourrait avoir à gérer le problème de la COVID-19 et de ses prochaines mutations non seulement dans les mois, mais dans les années à venir. Avec des conséquences sanitaires, économiques, voire politiques et géopolitiques, encore difficiles à prévoir.

 

Pour en revenir à l’Hexagone, la réalité, c’est que ni le gouvernement d’Emmanuel Macron, ni l’esprit « frondeur » ou « gaulois » de la population française ne pourront empêcher une très possible troisième vague en France. La Corée du Sud, un bon élève dans la lutte contre la covid, est déjà dans cette situation. Et pourtant, dans ce pays, dans lequel je vis, il n’y a eu ni débat absurde sur le port du masque, ni individualisme forcené face au danger sanitaire qui nous menace tous. Même la Chine, qui a pris des mesures drastiques et qui est, aujourd’hui, le pays qui s’en est le mieux sorti face au virus, n’est pas à l’abri d’un retour du virus, comme on le constate tout récemment à Chengdu. Une bonne manière de rappeler que de prochaines restrictions à venir n’aurait rien à voir avec un quelconque plan « machiavélique » du gouvernement français pour réduire les libertés des citoyens. La lutte contre la pandémie va être longue, peut-être encore plus longue à cause de l’égoïsme et du manque de préparation de l’ensemble des pays riches. Et nous allons vivre très probablement d’autres pandémies dans les décennies à venir. Fantasmer un retour à la « vie d’avant » est puéril. On peut l’espérer, bien sûr. Mais nous luttons aujourd’hui contre un problème qui nous dépasse. Plus vite nous l’accepterons, plus la lutte nationale contre le virus sera efficace.

 

L’impact à plus long terme de la covid sera également économique : cela devrait être au cœur de nos débats de société. Une catégorie est particulièrement mise en danger par la pandémie : les entrepreneurs. Elle n’était pas vraiment respectée avant la pandémie déjà, hélas, en France. Pourtant, l’entrepreneur, c’est celui qui prend des risques, au nom de son désir d’indépendance, et dont la réussite est fortement liée au travail. L’échec de cette catégorie de la population, c’est l’échec des forces vives de notre économie. Certes, bien peu de nos journalistes, de nos politiciens, de nos fonctionnaires, comprennent ce qu’est un entrepreneur. Mais sans lui, l’économie réelle ne fonctionne plus. Le milieu des entrepreneurs peut être associé aux autres métiers essentiels qui n’ont pas pu télétravailler (les caissières/caissiers de supermarché, par exemple), qui ont fait marcher le pays quand tout le monde était en sécurité chez soi (on pense bien sûr aux infirmières/infirmiers), ou qu’on a vite remis au travail en France (les enseignant(e)s, bien entendu).  Tous ces métiers ont en commun d’apporter quelque chose de concret à l’économie et à la vie sociale en France. Et ils n’ont pas été assez respectés et soutenus à la hauteur de leur apport, avant comme après le premier confinement. Si on ne traite pas mieux ces forces vives dans les années à venir, il y a fort à parier que la France deviendra ce qu’elle commence à être dans la jeune génération, un pays d’émigration. Aux responsables français de décider s’ils veulent faire fuir ou décourager des éléments utiles à notre société.

 

On peut enfin espérer qu’accepter la réalité signifie à terme un véritable travail sur nous-mêmes, une quasi-« révolution culturelle », en France et en Europe.

 

Par exemple, il serait temps pour nos intellectuels d’arrêter s’exprimer comme des citoyens du monde, alors que nous n’agissons pas comme tels. Si nous étions véritablement, nous habitants d’Occident, des citoyens du monde, nous prendrions au sérieux la lutte contre la COVID-19 partout, même dans les pays les plus pauvres. Et avant la pandémie, nous aurions été plus sensibles à la lutte contre la pauvreté, et à la défense des droits fondamentaux, partout dans le monde, pas uniquement quand cela nous arrangeait pour critiquer certains pays. Cette hypocrisie devient de plus en plus intenable dans le monde qui émerge pendant la pandémie. Acceptons d’être Français, Européens, avec des moyens limités, et que nous luttons d’abord pour nos intérêts. L’hypocrisie de la position de « citoyens du monde » a déjà empêché nombre de spécialistes de bien répondre à la question « pourquoi nous haïssent-ils ? » après le 11 septembre 2001. Ils oubliaient le soutien aux dictatures au Moyen-Orient, les séquelles du colonialisme, et osaient en arriver à la conclusion que tout était affaire de théologie ou d’irrationalité. Aujourd’hui, des idéologues nourris de cette hypocrisie pense que cette période est parfaite pour… relancer des « guerres froides », rendant notre monde encore plus instable, alors que nous avons une pandémie mondiale à gérer.  Nous, Européens, devons éviter d’être entrainés dans des aventures géopolitiques et militaires, nous détournant de ce qui devrait être notre seul objectif : sécuriser et stabiliser l’Europe, sanitairement, économiquement, concrètement. Puis soutenir nos partenaires, notamment africains, en premier lieu. Nous n’aurons pas les moyens d’éviter de subir de plein fouet une crise économique, d’aider nos voisins méditerranéens, africains, est-européens, et, en même temps, de mener une « guerre froide » absurde contre la Chine. Il va falloir choisir.

 

Nous avons également clairement abusé de la notion de liberté individuelle. Et nous continuons à le faire. Il suffit de se pencher sur les débats récents autour de Noël et du Jour de l’An pour se rendre compte de l’aveuglement d’une partie de la population française. Les peuples qui ont le mieux résistés face au virus sont d’Asie confucéenne : on y accepte la responsabilité face à la société, un certain respect des ainés (des ainés qui, eux-mêmes, ne vivent pas en égoïstes et pensent aux générations suivantes), on y comprend que la liberté a des limites. Il ne s’agit pas, bien sûr, de vouloir que les Français deviennent des Japonais ou des Coréens. Mais il serait temps qu’en Occident, on accepte que certaines sociétés aient des choses à nous apprendre. Retrouver un sens de la responsabilité collective, ne plus sacrifier le bien-être de la société au nom de plaisirs individuels égoïstes, ce n’est ni fasciste, ni dangereux pour la démocratie : cela pourrait être le début d’une vie meilleure pour les habitants du pays, en général. Le début d’un retour de la citoyenneté dans le sens le plus exigeant du mot.

 

Accepter que la pandémie soit un problème sur le temps long, prendre en compte au plus vite son impact économique, saisir l’occasion d’une saine remise en question. Si ces trois points sont dans l’esprit des dirigeants français et européens, alors, l’Europe sortira plus forte de cette épreuve. On ne peut que l’espérer.