Bloc-notes n˚3
Laurent Coligny, 22 novembre 2020
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Être pour l’ « Europe Puissance » ne cadre pas vraiment avec le débat intellectuel français, qui est, il faut l’avouer, fondamentalement simpliste : on est « pro-Européen » (comme s’il n’y avait qu’une seule façon de construire l’Europe politique) ou Eurosceptique / partisan de l’ « Europe des nations » (comme si faire table rase de l’UE n’aurait pas de terribles conséquences économiques et géopolitiques). Malgré tout, soutenir l’Europe puissance, comme nous le faisons au CAPE, peut apparaître comme tout aussi flou, à première vue.
Après tout, il n’est pas rare d’entendre des institutions se réclamer, rapidement, de l’Europe Puissance. Mais quand ces mêmes structures semblent systématiquement alignées sur les États-Unis, ou au contraire être eurosceptiques / de droite dure / anti-américaines (une position tout aussi absurde que l’alignement, comme notre collègue Didier Chaudet l’a montré ailleurs), on se rend compte que l’expression Europe Puissance ne veut pas dire grand-chose pour eux. Comme « gaullisme » ou « indépendance de la France » d’ailleurs…
Pourtant, la notion d’Europe Puissance signifie un certain nombre de choses concrètes : la compréhension du monde contemporain tel qu’il est, c’est-à-dire une compétition internationale où, malgré l’adoucissement théorique des rapports internationaux entre puissances (apaisement tout relatif d’ailleurs), les forts s’imposent, et les faibles subissent ; le désir de ne pas voir les pays européens devenir des pions de grandes puissances, souhaiter que notre Union évolue vers un statut de grande puissance dans une forme à définir (confédération d’États-nations gardant une très large autonomie au-delà des secteurs stratégiques, fédération, etc.). Une grande puissance forcément indépendante, défendant ses intérêts propres, qui ne sont ni ceux des États-Unis, ni ceux de la Russie ou de la Chine.
Défendre cette notion d’Europe Puissance demande d’être bien plus que « pro-Européen », souvent synonyme d’Euro-béat acceptant le statu quo actuel. Il faudrait plutôt parler d’Euro-réalisme. Pour un Euro-réaliste conséquent, d’importantes évolutions seront nécessaires pour que le projet européen survive, et se renforce, au cours de ce 21ème siècle. Le système actuel n’est ni totalement efficace, ni vraiment enthousiasmant pour les peuples. Rationalité et soutien populaire à l’intérieur sont nécessaires pour être une puissance qui compte à l’extérieur.
N’oublions pas que pour l’instant, l’UE reste d’abord une union d’États-membres qui, de fait, dirigent l’Union : les Euro-réalistes français doivent prendre acte de cette situation. Au lieu de rêver une parfaite Union pour l’instant chimérique, il faut bien sûr assurer pour la France une capacité d’influence au sein de l’Europe aussi importante que possible ; et y infuser une logique gaulliste que n’ont pas la majorité de nos cousins européens. Le gaullisme est le désir d’indépendance et de grandeur, qui, à bien des égards, défini la nation française sur la longue durée. L’Euro-béat qui sacrifie son patriotisme au nom de son engagement européen fait la même erreur que ses ennemis eurosceptiques : laisser une idéologie faire disparaître le simple bon sens.
Si l’euro-réalisme peut être critique du statu quo européen, il l’est plus encore de l’euroscepticisme, où on retrouve nombre de positions absurdes. Par exemple, un positionnement anti-allemand d’un autre temps : en vouloir aux Allemands de ne pas oublier leurs propres intérêts nationaux au sein de l’Europe est ridicule. Dans ce cas, ce qui est en cause, c’est le rapport idéologique au monde des Français, qui brouille l’analyse, quel que soit le camp politique. Surtout, cette critique anti-allemande veut rejouer une triste opposition qui n’est plus de saison. La véritable compétition se joue hors d’Europe. Si nous nous opposons entre Européens, nous serons, à terme, les pions de puissances étrangères.
Le soutien au Brexit est également une position idéologique eurosceptique incompatible avec l’euro-réalisme : il n’y a guère que les idéologues les plus obtus pour ne pas constater l’impact négatif de ce divorce politique pour la Grande-Bretagne. En fait, quitter l’UE a ravivé les divisions entre Britanniques, qui ne sont pas une nation unie, mais quatre nations associées : si les Anglais et la petite population du Pays de Galles ont voté pour le Brexit, les Irlandais du Nord et surtout les Ecossais ont voté contre. Le Brexit pourrait bien signer la mort de la Grande-Bretagne comme structure politique : demain, une République écossaise indépendante pourrait revenir dans le giron européen, et on pourrait aussi voir l’Irlande enfin réunifiée. Le fait que des Eurosceptiques soient aveugles à ces réalités remet en doute leur capacité d’éviter le naufrage à la France si jamais ils prenaient le pouvoir. L’Eurosceptique, comme l’Euro-béat, est trop souvent un idéologue : tout ce qui semble donner raison à son point de vue devient « la vérité », peu importe les faits. Or la base de l’analyse euro-réaliste, de la défense de l’Europe Puissance, c’est d’abord prendre en compte le monde tel qu’il est, sans lunettes idéologiques.
Mais il y a aussi des Eurosceptiques patriotes, qui dénoncent de réels problèmes, des faiblesses, des erreurs, au sein de l’Union Européenne. Et il y a des partisans de l’Union Européenne qui veulent une Union réellement indépendante, vraiment maîtresse de son destin, qui ne sont pas satisfaits du statu quo. Ces deux camps ont en fait plus en commun qu’ils ne le pensent : dans les deux cas, ils ne veulent voir la France, l’Europe devenir un échiquier passif où des grands États étrangers mènent leur « nouveau Grand Jeu », sans considérations pour nos intérêts propres.
C’est pourquoi il faut refuser la division factice et simpliste entre pro-Européens et partisans de « l’Europe des Nations », et pousser à une union de toutes les bonnes volontés autour de la notion d’Euro-réalisme, volée et mal utilisée par certains analystes eurosceptiques. Être vraiment Euro-réalistes, c’est accepter le fait que nous vivons dans un monde de compétition entre États ; mais c’est aussi comprendre qu’un projet européen sera forcément un atout dans la compétition internationale, plutôt qu’une France ou même qu’une Allemagne seules.