Idées

Notes du CAPE N˚38

 

Laurent Coligny, 15 mars 2020

 

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En France, nous vivons dans une univers mental particulier : nos élites médiatiques, intellectuelles, politiques, prônent les droits de l’Homme, mais de façon sélective, ignorantes du fait qu’une telle position est juste intenable. Pour ne pas apparaître comme hypocrites, elles masquent les faits : surtout, ne parlons pas des Palestiniens ou des Cachemiris, et oublions les Rohingyas. Évoquons la situation des migrants allant vers les États-Unis, mais pas trop non plus, de peur de vexer le grand frère américain. Mais que la Russie, la Chine, ou l’Iran fasse quoi que ce soit pouvant apparaître comme répréhensible, et là, les moralisateurs se vêtissent de leurs plus beaux habits, et, avec une voix remuée par l’émotion, ils n’hésitent pas à nous rappeler les grands principes…

 

Une telle approche a été renforcée par une vision moralisatrice de l’Histoire et des relations internationales. Il y a des « gentils » et des « méchants », et ensuite, chacun associe ces qualificatifs à des groupes entiers. C’est le syndrome « Deuxième Guerre mondiale » : c’était une lutte manichéenne, donc, forcément, toutes les luttes sont manichéennes. Et on n’a pas le droit de se rappeler que bien souvent, dans l’Histoire, la géopolitique n’a eu que faire des grandes idées : quel que soit le régime en Allemagne entre 1871 et 1914, une guerre de revanche était prévisible. Napoléon III l’avait bien compris, et elle était dans la nature des choses.

 

Tout simplement parce que l’Histoire et la géographie dominent les questions géopolitiques, bien plus que les idéaux. Si ces derniers n’étaient pas une ressource d’hypocrites, on aurait des troupes internationales au sol, aujourd’hui, en Birmanie, suite au massacre, ou plutôt au génocide, subi par les Rohingyas. Mais voilà : nous ne sommes pas en Asie, mais en Europe. Nous avons des priorités plus proches de nous. Et surtout, une telle expédition, si jamais nous avions la folie de la lancer, et que l’ensemble de l’Occident nous soutenait (déjà une vue de l’esprit), on se heurterait de front aux intérêts géopolitiques indiens et chinois.

 

Nous vivons dans un monde où les tensions sont de plus en plus importantes, où il apparaît de plus en plus clairement qu’il y aura des gagnants et des perdants au cours de ce 21ème siècle, et où nous ne sommes qu’une puissance moyenne, au sein d’une Union européenne qui demandera beaucoup de temps et d’efforts pour devenir, peut-être, une Europe Puissance. D’ici là, si nous voulons nous renforcer, il faut mettre de côté les envolées lyriques, et revenir sur du concret. Et le concret, c’est la géographie. Par définition, ce qui se passe dans notre environnement immédiat a un plus grand impact sur nous que ce qui se passe plus loin. Et quand on veut être considéré comme une puissance régionale sérieuse, on doit avoir une influence sur son environnement proche. Si possible une influence positive, la stabilité du voisinage ayant un impact économique et sécuritaire positif pour la puissance moyenne qui rend une telle situation possible.

Cela veut dire, pour la France, quelques lignes directrices capitales, que notre diplomatie devrait suivre :

 

Nos priorités sont en Europe de l’Ouest, en Méditerranée, en Afrique. C’est la base : notre environnement régional au sens propre. Nous sommes un pays d’Europe de l’Ouest, mais aussi un pays méditerranéen. Au-delà de quelques identitaires suprématistes blancs qui se pensent plus proches de l’Europe de l’Est ou des WASPs américains que du Maghreb, la réalité, c’est qu’Alger compte plus que Varsovie pour nos intérêts principaux, énergétiques, politiques, sécuritaires… Et la France s’est fortement investi en Afrique depuis son dernier Empire colonial, et après : les liens tissés, intellectuels, politiques, militaires, humains, sont une source d’enrichissement et de puissance. Si, demain, nous voulons avoir une influence sur la question migratoire, et sur la stabilisation et l’enrichissement des sociétés africaines, nous devons donner la priorité à notre engagement en Afrique francophone. Ce sujet est autrement plus important pour la France que ce que fait la Chine en Mer de Chine méridionale. En fait, il est assez ridicule de voir la diplomatie et l’armée françaises se positionner sur cette question d’abord asiatique et très liés à la montée en puissance de Beijing, plutôt que de renforcer ses capacités de peser en Afrique, à tous les niveaux. Et qu’on ne vienne pas nous opposer que nous faisons cela parce que nous sommes, territorialement, aussi, une « grande puissance » en Asie. Une puissance ne peut se définir que par une réelle capacité économique, diplomatique, et militaire : se présenter comme une grande puissance asiatique parce que nous avons hérité de « confettis d’Empire » est absurde. Et comme les moyens de tout État sont limités, il est essentiel de hiérarchiser nos priorités. Donc, pour nous Français, cela doit être l’Europe de l’Ouest d’abord, la Méditerranée ensuite, et enfin, l’Afrique francophone. Le reste est secondaire en comparaison.  

 

Ce qui se passe à Alger, à Tunis, à Tripoli, compte plus pour nous que ce qui se passe à Vilnius, à Kiev, à Jérusalem. Ce point est directement lié au premier. L’UE actuelle, à cause d’élargissements menés sans réflexion géopolitique, a intégré une Europe de l’Est qui a sa géopolitique propre. Nous nous retrouvons, à cause de cela, dans un conflit géopolitique avec la Russie qui peut se comprendre vu de Varsovie ou des États baltes, mais qui ne veut rien dire vu de Paris, de Rome ou de Madrid. Nous devons subir ce poids, mais on ne devrait pas laisser l’approche est-européenne imposer des priorités d’un autre temps : nous ne sommes plus au temps de la Guerre froide, et on doit accepter la Russie comme une puissance moyenne. Pas encore véritablement une grande puissance (économiquement, on en est loin), mais comme une puissance régionale qui, si on ne la respecte pas, sera très problématique aux frontières de l’UE. Cette approche, il faudra l’imposer à nos amis de l’Est, ou peut-être repenser l’UE telle qu’elle est. Si la Guerre froide prolongée par les Américains compte plus pour les Polonais que l’indépendance de l’UE, peut-être faudrait-il repenser les frontières de l’Europe comme projet politique… Ce serait au moins un débat à avoir.

 

Quoi qu’il arrive, vu de France, la priorité aujourd’hui, et dans les dix prochaines années au moins, est dans son sud méditerranéen immédiat : l’Afrique du Nord du Maroc à la Libye, au moins. C’est la source de nos inquiétudes sécuritaires et diplomatiques actuelles, et nos principaux partenaires dans la lutte anti-terroriste et migratoire. Leur stabilité et prospérité devrait être notre priorité. C’est bien plus important qu’une « Guerre froide » avec la Russie, mais aussi que ce qui se passe à l’est de la Méditerranée ou dans la péninsule arabique. Il ne faut pas délaisser le reste de la Méditerranée, mais au nom de sa géographie, de son Histoire, de ses intérêts propres, la France devrait se passionner bien plus pour l’Afrique du Nord que pour le Proche Orient. Le fait que l’inverse soit vrai, dans nos ministères comme dans nos universités, montre à quel point la pensée française s’est trop éloignée d’une vision pragmatique de la géopolitique.

 

Nous pouvons avoir des relations également cordiales avec les mondes anglo-saxon et russe, mais toute attitude trop agressive et guerrière venant de Moscou ou de Washington est également un danger. On ne le dira jamais assez : la crise migratoire subie par l’Europe a d’abord été due à la désastreuse attitude américaine, en Irak comme en Afghanistan. Sur la Syrie, ce qu’on peut pointer du doigt, c’est moins l’attitude américaine que l’incapacité européenne d’agir quand les Américains ne sont pas prêts à s’engager eux-mêmes. Mais sur les trois principales nationalités engagées dans la crise migratoire, deux viennent de pays dans lesquels l’Amérique était clairement responsable de la situation locale désastreuse. On comprend que la diplomatie française ainsi que divers autres pays européens s’agitent quand ils voient les actions russes en Ukraine. Mais les actions des Américains ont été autrement plus dangereuses pour nous, Européens de l’Ouest, et cela très concrètement, entre la guerre d’Irak qui n’avait pas lieu d’être, et une situation afghane extrêmement mal gérée. Il y a quelque chose d’assez perturbant de voir Paris s’émouvoir de la perte de la Crimée, jusqu’à soutenir des sanctions contre la Russie, mais vite oublier les réels problèmes que nous causent les Américains et leurs alliés au Proche Orient. Il serait nécessaire de rééquilibrer les choses. Il reste à prouver que des Français, des Allemands ou des Italiens aient envie de mourir pour rendre la Crimée à l’Ukraine (même parmi les Poutinophobes les plus acharnés…). Par contre, une déstabilisation plus poussée de l’Ukraine n’est en effet pas acceptable, pour les problèmes que cela poserait plus à l’Est, et le danger pour la paix et la stabilité européenne. L’utilisation des extrême-droites européennes comme d’une cinquième colonne pour saboter l’UE de l’intérieur est encore moins acceptable, et doit cesser. Mais quand on met les choses dans une perspective plus large, ce que fait la Russie n’est pas plus choquant que ce que font les Américains en termes d’actions militaires unilatérales et d’espionnage…

 

Moscou et Washington sont des alliés importants sur certains dossiers. Mais sur d’autres sujets, il faudra savoir également être ferme contre eux. Hélas, le débat est « pourri », à Paris, entre les vassaux idéologiques des Américains et les Poutinolatres, qui voient le dirigeant russe, de façon très abusive, comme un nouvel Napoléon, voire comme un sauveur pour l’Europe… On a besoin de plus de pro-Français dans le débat intellectuel français… et plus d’attitude pro-française, plutôt que pro-américaine ou pro-russe, dans nos actions concrètes à l’étranger.

 

Nous devons penser simultanément un partenariat franco-allemand fort, la défense des intérêts strictement français au sein de l’UE, et une promotion auprès des peuples européens d’une vision « gaulliste » de l’avenir de l’Europe. Encore une fois, la géographie et l’Histoire s’imposent à nous. Le partenariat franco-allemand a fondé l’Europe politique et économique, a rendu l’Union possible. Ne soyons pas trop cavaliers avec cette alliance particulière, vraiment importante pour le futur de l’Europe occidentale. N’oublions jamais que cette amitié pragmatique est née en réaction à bien des guerres meurtrières et marquantes pour les deux populations, des guerres napoléoniennes à la Deuxième Guerre mondiale. L’Allemagne a bien des défauts, vue de France, et vice versa. Mais nous sommes plus forts unis que divisés. Et une France plus forte et plus sûre d’elle-même, avec un projet d’Europe Puissance, pourrait apporter à l’Allemagne ce qui lui manque le plus : une vision politique à plus long terme, en dehors d’une soumission éternelle au grand frère américain.

 

Mais en rester à la défense de la relation franco-allemande serait bien trop limité. Il faudrait enfin se concentrer sur ce qui compte : tant que le système est tel qu’il est, que l’idée de fédération n’est rien d’autre qu’une chimère, il faut que nos forces s’activent pour défendre les intérêts nationaux français dans tous les domaines. Cela veut dire notamment refuser de nous voir imposer les problèmes des pays de l’Est alors qu’ils refusent d’être solidaires quand des problèmes viennent du sud, comme la crise des migrants. Être plus stricts face à ces mêmes pays : quand on constate que certains pays adorent l’argent européen mais détestent l’Union qui leur fournit cet argent, on est en droit de se demander ce qu’ils y font. Paris ne devrait pas hésiter, d’ailleurs, à freiner tout nouvel élargissement, et à pousser à l’approfondissement plutôt qu’à l’élargissement. Approfondissement à creuser peut-être avec un nombre plus limité de pays, plutôt ceux d’Europe de l’Ouest, notamment les pays qui étaient dans notre union communautaire en 1995. Mais bien sûr, plus largement, il ne faut pas limiter notre activité d’influence et de diplomatie dans les pays de l’UE en général. Au contraire, il faut mener un travail d’influence aussi poussé que possible dans ces pays.

Ce qui passera forcément par un dialogue direct vers les populations. Populations qui, notamment à l’ouest, sont destinées à partager un avenir avec nous, quoi qu’il arrive : si nous voulons rester indépendants des Américains et des Chinois, nous n’aurons que l’Union pour nous protéger. Mais voilà, l’UE actuelle, celles des pro-Européens centristes et conservateurs, ne mobilise pas les foules, pour des raisons évidentes. On aura plus de succès avec un « gaullisme » repensé à l’échelle européenne : c’est-à-dire la mise en avant, comme priorités diplomatiques claires, de l’indépendance et de la grandeur de l’Europe. Et pas n’importe quelle Europe : celle qui s’est construire sur les Lumières, et sur un désir radical de paix, né de deux guerres mondiales nous guérissant à jamais de désir de domination par la force. C’est un discours que la jeunesse européenne est prête à entendre, surtout si on y associe des objectifs essentiels comme la défense de l’environnement.

 

 

Le chemin à suivre pour notre diplomatie est clair, à partir du moment où on abandonne l’idéologie pour se concentrer sur la réalité, le concret, donc principalement la géographie : notre avenir immédiat ne se joue pas en Mer de Chine méridionale, pas même en Eurasie, mais plutôt en Méditerranée en général, et dans l’ouest de la Méditerranée en particulier. Concentrons nos efforts, notre diplomatie, nos actions sécuritaires, et nos apports financiers dans cette zone, et nous assurerons notre propre sécurité et prospérité. Confirmant notre statut de réelle puissance régionale, qui peut, de là, se projeter à l’international…

 

L’alternative, c’est de continuer à suivre l’agenda « occidentaliste », être des supplétifs des États-Unis, mener une guerre froide sans aucun sens pour les intérêts français et ouest-européens contre la Russie, laisser les Américains continuer leur politique désastreuse dans le monde musulman… Les laisser, par exemple, continuer à déstabiliser l’Iran, ce qui provoquera une autre crise migratoire vers l’Europe… En bref, nous avons le choix : le bon sens géographie, ou l’idéologie occidentaliste, et les dommages qu’elle nous fera à nouveau subir.