Les Notes du CAPE n°8
05 octobre 2015
Les résultats des élections européennes de mai 2014 ont constitué un choc en France du fait du score historique du Front National (FN), mais également du taux d’abstention record qui a atteint 56,5%. Au-delà du traumatisme de la classe politique, la société bien-pensante a accusé « l’apathie civique » des Français, « les enfants gâtés » ne daignant pas se déplacer pour aller voter. Des donneurs de leçons se voulant les chantres des principes démocratiques osent écrire que la victoire du FN était due au manque de civisme des électeurs. Je ne peux m'empêcher d'en citer un : « plutôt que de se saisir de leur droit démocratique à s’exprimer, droit envié et jalousé par tant de peuples à travers la planète, qui se battent et meurent chaque jour pour tenter de l’arracher, ils ont préféré la procrastination sur le sofa, la balade champêtre autour de l’étang, le scrabble dominical »[1]. Pour A.-R. Noël, élue d'un arrondissement parisien, la responsabilité ne serait pas à rejeter sur la classe politique, mais au droit de vote qui serait « devenu assimilable à un produit, à je ne sais quel objet de consommation courante que l’on prendrait ou que l’on délaisserait au gré des modes et des désirs »[2]. On souhaite le vote obligatoire en France, comme c’est le cas en Belgique par exemple.
A la lecture de ces articles et de ces propos, il était nécessaire de réagir : critiquer le citoyen lambda, comme des petits marquis, des hommes de salon, est un peu trop facile. On ne demande pas à l’analyste de venir avec son petit jugement moral (une maladie bien française hélas…) mais d’aller au-delà, d’expliquer froidement, afin que chacun puisse mieux comprendre la situation, et éventuellement, les risques de certains choix faits par nos concitoyens.
La méconnaissance du principe démocratique
La démocratie est la résultante d’un processus historique long et difficile, mais qui a abouti à un consensus général sur sa définition. Elle repose sur deux aspects qu’Alexis Chabot résume parfaitement : le gouvernement représentatif et le principe majoritaire. Dans ce contexte, le suffrage universel constitue la pierre angulaire de la démocratie. Personne ne le remet en cause ; « le rejeter, c’est rejeter la démocratie dans son principe »[3]. Cependant, là où le bât blesse, c’est lorsque l’on en vient à réduire la démocratie au seul vote. La participation du citoyen à la vie démocratique ne peut pas et ne doit pas se limiter à mettre périodiquement un bulletin dans une urne. La démocratie se manifeste par l’engagement de chacun(e) dans sa vie quotidienne à défendre, discuter librement de ses idées, à promouvoir les droits et libertés fondamentaux à travers la participation à une association, une ONG, à un courant politique, etc.
Daniel Mothé, dans un article publié dans la revue Esprit[4], révélait qu’à côté de la « grande démocratie » qui organise la vie politique représentative, les pratiques démocratiques collectives relèvent d’une démocratie informelle, ou « petite démocratie ». Face à une démocratie élitiste, professionnelle, difficilement accessible, les individus « ne feraient plus usage de leur droit à l’expression critique instituée », à savoir le vote, mais ils développeraient d’autres moyens d’expression, comme peuvent l’être par exemple les « mouvements sociaux ».
Pour D. Mothé, « le déficit de citoyenneté des individus se manifestant par un fort taux d’abstention au suffrage universel serait une réaction saine et légitime devant une offre politique qui ne serait pas à la hauteur de leurs attentes et de leurs désirs : médiocrité du personnel politique, manquement à ses promesses, uniformisation des programmes ». En conséquence, certains citoyens développeraient d’autres modes d’intervention.
Il ne faut donc pas voir le déficit démocratique simplement sous le prisme du taux de participation, une approche réductrice et le signe d’un manque du concept même de démocratie.
Les modes d’expression démocratiques s’élargissent en combinant des formes de participation conventionnelle et non conventionnelle, en y incluant l’usage alterné du vote et de l’abstention. L’abstention constitue un outil d’ajustement du mécontentement des citoyens dans le contexte d’une élection donnée et qu’en ce sens, elle n’est pas une menace pour la démocratie. « Tant qu’elle est une réponse de nature politique, elle peut être interprétée comme un signe de vitalité démocratique[5] ».
Lutter contre l’indifférence politique plutôt que l’abstention
Ceux qui dénoncent l’abstention pensent sans doute diffuser la bonne parole démocratique par leur sarcasme et leurs critiques, mais ils se trompent. Ce n’est pas contre l’abstention, mais contre l’indifférence des citoyens aux enjeux des élections qu’il s’agit de lutter. Mais là encore, on ne peut lutter contre l’indifférence par la simple réprobation. Pour se forger une opinion, encore faut-il avoir à disposition deux éléments fondamentaux et indispensables : la connaissance nécessaire du sujet et du fonctionnement ; l’information essentielle et minimum afin de comprendre l’importance et l’enjeu d’une élection.
Le degré de participation politique est largement lié aux deux éléments cités précédemment. Lors des élections présidentielles ou législatives, le citoyen français peut en comprendre les enjeux et l’importance. Il a reçu l’éducation civique nécessaire pour connaitre / appréhender quels sont (je trouve 'savoir' un peu maladroit… ) les rôles essentiels joués par le Président de la République et par l’Assemblée Nationale. Au niveau de l’information, les citoyens ressentent l’importance de l’enjeu par l’exposition médiatique qui est donnée au Président et à certains députés, que ce soit avant l’élection, pendant et après. Le degré d’exposition médiatique a un impact significatif dans le taux de participation et l’on pourrait aisément faire un rapport entre la participation à une élection et la médiatisation accordée.
Si l’élection du Président de la République en est l’exemple parfait, l’élection européenne constitue un autre exemple aux antipodes des présidentielles.
La compréhension du fonctionnement des institutions européennes par le citoyen est très faible, c’est le moins qu’on puisse dire. Accuser la complexité de la « machine bruxelloise » est un raccourci facile à utiliser surtout lorsque l’on n’a jamais fait l’effort d’enseigner le rôle et le fonctionnement de l’Union européenne. Et pourtant, elle n’est pas plus compliquée que le fonctionnement d’un appareil étatique. Ici, les médias et l’Education nationale, comme principaux « éducateurs » civiques, sont en cause. De l’école primaire à l’université, l’enseignement des questions européennes reste extrêmement marginal. Ce n’est pas exagéré que de dire que l’exposition du travail quotidien du Parlement européen et de la Commission européenne par les médias est ridiculement faible. Quand il s’agit de l’Europe, ces derniers portent leur attention (au mieux) sur les réunions du Conseil européen, réunissant les Chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres.
Comment alors, face à cela, reprocher à quelqu’un de ne pas voter, de ne pas avoir une opinion sur des enjeux pour lesquels il n’a pas été formé, et informé?. Le citoyen ne voit encore une fois que la marque de l’Etat national dans le fonctionnement européen et rien d’autre. Le message passé au citoyen français sur l’Europe est une nouvelle fois biaisé : comment croire à l’Europe, à son projet quand cette dernière n’est ni enseignée, ni médiatisée comme il se devrait ?
Mais n’oublions pas aussi la part de responsabilités des hommes politiques qui, souvent pour masquer des fautes et erreurs au niveau national, par des élites à Paris, Londres, Athènes, etc…. préfèrent critiquer Bruxelles. Au niveau de l’Education nationale, on peut parler d’un manque. Disons que la situation est la même du côté des médias - un jeune journaliste intéressé par l’Europe n’ayant souvent ni le temps ni l’opportunité de faire un vrai travail de fond sur l’UE. Mais du côté des élites politiques nationales, y compris françaises, jouer sur le sentiment anti-UE, c’est une faute. Et, j’ose le dire, un positionnement populiste, sans être patriote.
Afin de défendre la démocratie et inciter les citoyens à s’intéresser aux élections européennes, en d’autres termes à redevenir des membres actifs de la Cité, il ne faut surtout pas stigmatiser leur comportement électoral. En revanche, c’est en revenant aux principes fondamentaux de ce qui fait un citoyen honnête dans un monde démocratique que le combat contre l’indifférence politique pourra être battue : l’instruction et l’information.
L’abstention est aujourd’hui une composante à part entière de la démocratie et elle ne devient dangereuse que si elle se conjugue avec l’indifférence politique. Pour lutter contre l’indifférence, qui constitue un enjeu majeur au niveau des institutions européennes, il est indispensable de :
- Renforcer de manière significative l’enseignement des questions européennes : un véritable cursus tout au long des études doit être développé et enseigné aux élèves et étudiants afin que les enjeux et le fonctionnement de l’Union européenne soient compris du citoyen ;
- Accroitre sensiblement l’exposition médiatique des institutions européennes : les grands médias (non?) nationaux devraient se voir imposer une exposition minimum des Institutions européennes afin que le citoyen puisse suivre de manière régulière le travail du Parlement, du Conseil et de la Commission et qu’il puisse en ressentir l’importance et le rôle joué par chacune de ces institutions.
Avec ces deux éléments, le citoyen français verrait alors d’un autre œil les élections européennes et il donnerait un autre sens à son vote ou à son abstention. Et si les politiciens français, anglais, espagnols, etc… pouvaient ne plus utiliser l’UE comme bouc émissaire, pour mieux se concentrer sur le travail qu’il devrait faire pour éviter que l’Europe soit la grande perdante du 21ème siècle… nous leur serions éternellement reconnaissants.
Nicolas BIZEL, fonctionnaire à la Commission européenne*
*Les points de vue exprimés dans cet article ne sont ceux que de l'auteur et ne peuvent nullement être interprétés comme reflétant la position officielle de la Commission européenne.
[1] F. L’Helgouach, "Européennes: les enfants gâtés", Huffington Post, 26 mai 2014
[2] Alphée-Roche Noël, "Une bouteille dans un océan d'apathie civique", Huffington Post, 30 mai 2014
[3] A. Chabot, "Cours particulier de culture générale", Ed. Ellipses
[4] D. Mothé, "Forces et faiblesses de la participation", Revue Esprit, juillet 2006
[5] Anne Muxel, "L'abstention: déficit démocratique ou vitalité politique?", Revue Pouvoirs – 120, 2006