Contrairement aux Notes du CAPE, le « Bloc-notes » est un format court, d’abord lié à l’actualité internationale, à la politique intérieure, à la philosophie politique.
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Bloc-notes n˚1
Laurent Coligny, 3 novembre 2020
Comme trop souvent en France, on se passionne pour la politique américaine (sans vraiment toujours connaître les spécificités historiques et culturelles des États-Unis) bien plus que pour les évolutions au sein de l’Union à laquelle nous appartenons. Et cette élection présidentielle n’est pas une exception : il y a quelque chose d’irréaliste dans le fait que Radio France ait envoyé des équipes à Washington, Philadelphie, Miami, New York, Austin, Phœnix, et dans le Delaware. On aimerait un même enthousiasme, un engagement financier et humain aussi important, pour suivre la vie politique dans les pays de l’UE, ou les prochaines élections européennes… Comprendre les enjeux politiques américains, pour un Européen, c’est bien. Mais en savoir plus sur le débat intellectuel et politique en Allemagne, en Pologne, en Italie, ce serait encore mieux.
Bien sûr, on peut s’inquiéter d’une nouvelle administration Trump. Mais quand on est partisan de l’Europe Puissance, ces deux candidats ne sont guère enthousiasmants.
Si Donald Trump est réélu, il n’y aura guère qu’un avantage : démasquer comme idéologues, et de fait comme traîtres à leur propre pays et à l’UE, tous ces Atlantistes radicaux qui n’aiment l’Europe que parce qu’ils la considèrent comme une extension des États-Unis, et d’un camp occidental dont la capitale est à Washington. Vouloir rester soumis à une Amérique qui, en choisissant à nouveau le candidat républicain, se montrerait radicalement ancrée à ce qui s’apparente à l’extrême droite, serait dévastateur pour ces « Occidentalistes ».
Malgré tout, cette victoire idéologique serait objectivement coûteuse. Avec Donald Trump réélu, on ne pourrait que s’attendre à une guerre au Moyen-Orient, impliquant probablement l’Iran ; et à des tensions renouvelées avec la Chine, voire avec la Russie pour prouver que la Maison Blanche n’est pas manipulée par le Kremlin… On peut aussi raisonnablement craindre une dégradation encore plus grande des relations entre États-Unis et Europe.
Face au « danger » Trump, beaucoup rêvent donc d’un président Biden. Mais est-ce que sa victoire serait forcément une bonne chose pour des Européens partisans de l’Europe puissance ? Il me vient à l’esprit la pancarte portée fièrement par une jeune Américaine, blanche et ‘bobo’, lors d’une manifestation anti-Trump. On pouvait y lire : « si Hillary était présidente, nous serions en train de profiter d’un brunch en ce moment ». Pourtant, une présidente Clinton aurait également été confrontée aux tensions sociales et communautaires qui secouent actuellement les États-Unis… Ce sentiment naïf, qui associe à Trump tous les problèmes récents des États-Unis, est partagé par une partie de nos élites politiques et par nos intellectuels atlantistes : ces gens rêvent d’une Amérique « normale », c’est-à-dire gérant les affaires du monde comme elle l’entend, d’une façon qui ne gêne pas vraiment une certaine grande bourgeoisie américaine, mais aussi des Européens qui ont abdiqués toute idée de destin indépendant. L’élection de Joe Biden, c’est d’abord l’assurance d’un retour à cette ignorance bénie en Occident, et donc à une dangereuse passivité des élites européennes.
Bien avant la présidence Trump, les choix diplomatiques et sécuritaires de la Maison Blanche ont nourri ressentiments et tensions au Moyen-Orient. La crise migratoire que l’Europe a dû gérer dans la décennie 2010 était la conséquence de décisions américaines qui ont fait consensus au sein des élites républicaines et démocrates. Parce que dans le camp de Joe Biden aussi, il y a des « faucons », qui n’hésiteraient pas, demain, par exemple, à provoquer une guerre contre l’Iran. Ceux qui s’imaginent une nouvelle « détente » entre Téhéran et Washington avec un président démocrate risquent vite de déchanter. Et quand on se penche sur le passé du candidat démocrate, on est loin de l’anti-interventionnisme, ou d’une vision apaisée du Moyen-Orient. On risque donc de rester sur une ligne diplomatique et sécuritaire interventionniste dangereuse pour la stabilité, même avec un président Biden.
Imaginez ce que signifierait pour l’Europe un territoire allant de la Syrie à l’Afghanistan, en passant par l’Irak et l’Iran, dévasté par des luttes intestines, par la violence, par la misère, à cause d’une politique américaine encore et toujours déstabilisatrice… Si la « crise migratoire » des années 2010 a fait trembler l’Europe, ce scénario du pire (pas le seul, mais également possible sous une administration Biden… ou Harris) risque d’avoir des conséquences bien plus importantes encore. L’impact négatif sur l’Union Européenne pourrait n’être qu’un « dommage collatéral » de la future diplomatie sécuritaire américaine, que le futur président soit républicain ou démocrate.
Ce dont les partisans d’une Europe Puissance ont besoin, c’est d’une Amérique qui accepte, enfin, de se regarder elle-même telle qu’elle est : une nation qui a d’abord besoin de se reconstruire, d’être à la hauteur de ses idéaux, avant d’aller « exporter » la démocratie par le biais de missionnaires armés. Un Président américain réaliste pourrait enfin provoquer une rupture avec la politique américaine post-Guerre froide, trop interventionniste, et à terme facteur de tensions internationales. Mais il y a fort à parier que ces élections présidentielles n’accoucheront pas d’une telle révolution culturelle.
Raison de plus pour les Européens de se prendre en mains et de s’intéresser un peu plus à leur avenir commun, et un peu moins à celui de leurs cousins américains.