Géopolitique

Notes du CAPE N˚26

 

Laurent Coligny, 1er juillet 2018

 

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Lors de certaines interventions, Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères français, n’hésite pas à rappeler l’influence « occidentaliste » au sein de la diplomatie du pays. Qu’est-ce que l’occidentalisme ? C’est l’idée selon laquelle l’intérêt de la France, face aux grands défis du 21ème siècle, est dans l’alignement avec les États-Unis dans une logique « l’Occident contre le reste du monde ». En clair, ce n’est rien d’autre qu’une reprise des idées de Samuel Huntington et de son choc des civilisations, mais avec une approche se voulant plus ‘politiquement correcte’. Parce que l’Occident est sensé être démocratique, parce que les liens en son sein sont forts et anciens, cela serait suffisant pour que la France abandonne toute idée d’indépendance réelle, et joue collectif, dans un ensemble plus grand.

 

Il est incroyable que dans certains de nos ministères, mais aussi dans nos universités, et sur les plateaux de télévision, cette vision du monde puisse être encore défendue. Hélas, cela représente sans doute l’incapacité d’une partie de nos élites d’analyser le monde post-Guerre froide. Pouvait-on s’attendre à autre chose dans une Europe où la géopolitique est presque taboue, et où on confond bons sentiments sélectifs et positionnements diplomatiques ?

 

La banqueroute intellectuelle et morale de l’occidentalisme

 

La réalité, c’est que l’occidentalisme est une position absurde qui n’a été qu’une source de problèmes pour la France et l’Europe :

 

- elle a laissé les Américains mener leur politique néoconservatrice désastreuse au Moyen-Orient après le 11 septembre. Or aujourd’hui, la crise migratoire que doit gérer l’Europe est directement liée à cette ‘diplomatie’ agressive voulue par Washington. Sans la guerre en Irak, sans le fiasco d’une politique américaine dilettante en Afghanistan, sans le soutien à la déstabilisation de la Syrie transformant ce pays divisé en mini-guerre mondiale de fait, la crise migratoire serait en effet autrement moins importante, voire n’aurait pas eu lieu. Les Syriens, les Irakiens, les Afghans fuient en masse des pays qui ont été déstabilisés, de près ou de loin, par la politique américaine post-2001. Et la France comme les autres pays européens sont co-responsables : responsables de ne pas avoir été assez unis et assez forts pour pouvoir empêcher la guerre contre l’Irak en 2003, pour pouvoir peser sur la gestion de la guerre en Afghanistan. Pire, certains pays européens, dans l’UE incapables de penser l’Europe sur le temps long, se bousculent pour mieux s’aligner sur les intérêts américains. Notamment dans une partie de l’Europe centrale et orientale, la soumission envers les Américains, par intérêt, ou par peur de la Russie, semble être la seule vraie boussole diplomatique ;

 

- par son alignement sur les États-Unis, l’occidentalisme est bien co-responsable des problèmes de sécurité de l’Europe. L’alignement sur Washington signifie un certain suivisme au Moyen-Orient, c’est-à-dire un alignement sur le couple israélo-saoudien, et une opposition à l’Iran. Or Téhéran a mené une vraie guerre contre Daech et les autres djihadistes, en Irak et en Syrie. Les Iraniens ont respecté l’accord sur le nucléaire, ce sont bien plutôt les Américains qui n’ont pas été sérieux à ce sujet, jusqu’à détruire l’accord de fait, par le simple choix de Trump. La politique saoudienne au Yémen et ailleurs dans le monde arabe, l’attitude israélienne face aux Palestiniens, nourrissent les sources de déstabilisation au Moyen-Orient, avec les dangers (terrorisme, migrations, etc.) que cela signifie pour l’Europe. Ce sont Israël et l’Arabie Saoudite qui sont des sources d’instabilité pour la région, bien plus que l’Iran. Bien sûr, Téhéran défend ses intérêts, et en soutenant le régime Assad, a mené une politique qu’on peut juger moralement répréhensible. Mais si on s’engage sur le terrain de la morale, alors, nos relations diplomatiques avec Israéliens et Saoudiens devraient être particulièrement froides… Même chose avec la Turquie dont nous avons pourtant bien besoin pour gérer la question migratoire. Le président Macron avait appelé à une politique d’équilibre entre forces régionales au Moyen-Orient, quand il était candidat. Mais on en est encore loin, à cause de la pensée occidentaliste ;

 

- l’occidentalisme a aussi amené notre diplomatie à considérer par principe l’Amérique et ses vassaux/alliés comme nos alliés quoi qu’il arrive, mais aussi à voir forcément avec suspicion la Russie et la Chine. Bien entendu, encore une fois, ces pays défendent leurs propres intérêts, et si cela veut dire s’opposer aux Européens, ou exploiter nos faiblesses, ils n’hésitent pas. Mais ici, rien de choquant, c’est la réalité des relations internationales contemporaines. Surtout, c’est la réaction logique pour des pays traités par principe plutôt comme des ennemis de fait par les Européens suivant l’idéologie occidentaliste.

 

Après la fin de la Guerre froide, nous aurions dû insister pour que l’OTAN soit démantelée. Pourquoi garder une alliance conçue spécifiquement contre Moscou quand les Russes n’étaient plus l’ennemi ? Nous aurions dû, en tant qu’Européens, refuser que l’élargissement de l’UE s’accompagne du rapprochement des frontières russes par l’organisation militaire occidentale. En laissant faire, nous avons donné l’impression au Kremlin d’être l’auxiliaire des Américains, et forcément un ennemi. Or la Russie, comme la Chine et les États-Unis, se considèrent comme une nation exceptionnelle, qui doit naturellement influencer son environnement, comme toute grande puissance. Tant que la Russie sera la Russie, avec les frontières actuelles, qu’elle soit une démocratie, une monarchie, ou autre chose, ce désir d’influence restera dans son ADN. Pourquoi nous être opposés à la Russie dans son désir d’affirmer son importance comme grande puissance ? Au contraire, il aurait été utile de dialoguer, de la soutenir parfois, sous certaines conditions, pour qu’elle mène une diplomatie capable d’aider à la stabilité de l’Europe, et à la stabilité internationale.

 

De même, on voit bien que l’idéologie occidentaliste nous amène à mener une politique absurde face à la Chine. Il y a quelque chose d’incompréhensible dans la politique française qui vise à s’opposer à Beijing dans son désir de projection de puissance en Mer de Chine, et dans notre alliance clairement irréfléchie avec l’Inde. Notre diplomatie ne fait rien d’autre, encore une fois, que de copier les décisions de la Maison Blanche, qui, depuis W. Bush, voit New Delhi comme un outil indispensable pour contrer le retour de la Chine comme grande puissance. Un retour qui est pourtant bon pour l’économie internationale, et qui peut aider à créer un monde multipolaire plus équilibré.

 

D’accord, la Russie et la Chine ne sont pas des démocraties libérales à l’occidentale. Et alors ? Depuis quand la géopolitique est-elle liée nécessairement aux questions de politique interne ? Avons-nous demandé à Staline de démocratiser avant de s’allier avec lui contre Hitler ? Le grand problème de la logique occidentaliste, c’est que cette idéologie s’appuie en partie sur la naïveté, voire la bêtise, d’un certain nombre de personnes : parce que l’Amérique, c’est une démocratie, c’est forcément le « Bien ». Parce que la Chine et la Russie ne sont pas des régimes démocratiques tels qu’on les entend, ce serait forcément le « Mal ». C’est une approche absurde, qui ne comprend rien aux relations internationales : mais comme bien des positions idéologiques, cela a l’avantage de la simplicité. On voit bien les limites d’une telle position quand on constate les grandes démocraties occidentales soutenir le martyre de la population yéménite, et se taire quand il faut parler des Droits de l’Homme pour les Yéménites ou les Palestiniens.

 

Ce que le néo-gaullisme veut dire

 

Face à un occidentalisme en banqueroute intellectuelle et diplomatique, il est temps de soutenir, clairement, ouvertement, une autre approche, qu’on appelle ici néo-gaulliste.

 

Le néo-gaullisme, c’est renouer avec la diplomatie d’indépendance du général de Gaulle, en insistant plus encore sur le besoin d’indépendance, seule source possible de grandeur pour un pays, et même pour une structure transnationale comme l’Union Européenne. Il ne s’agit pas de sombrer dans l’anti-américanisme primaire, bien entendu : sur certains sujets nous pouvons nous entendre avec Washington, quand cela va dans le sens des intérêts français et européens. Mais cette approche, intégrant bien, encore une fois, le fait que la Guerre froide est terminée, refuse de considérer l’Occident comme autre chose qu’une construction intellectuelle passagère. La France fait partie de l’Europe et partage naturellement des intérêts forts avec ses voisins. Par contre, la géographie, la géopolitique, les différentes visions du monde, font qu’un alignement sur les choix américains serait forcément suicidaires pour Paris, et pour les pays européens, surtout d’Europe de l’Ouest. Surtout dans notre voisinage direct, en Afrique, au Moyen-Orient, en Eurasie, nous devrions mener une politique posant toujours une seule et même question : quelle action défendrait au mieux nos intérêts ? Face aux problèmes sécuritaires, migratoires, économiques, politiques, il faudrait toujours se demander ce qui nous protège, tout en essayant de créer une dynamique « gagnant-gagnant » avec nos voisins.

 

Et quid des valeurs, dirons certains ? Bien entendu, le néo-gaullisme ne s’oppose pas aux valeurs de démocratie, de défense des minorités, des Droits de l’Homme. Tout simplement parce que c’est une vision de la politique étrangère. Il n’y a plus que quelques diplomates et universitaires coupés des réalités du monde qui peuvent encore penser que la projection de puissance d’une démocratie, c’est toujours bien, et facteur de démocratisation… Quand les Américains bombardent un pays ou soutiennent un gouvernement corrompu, la démocratie devient un projet honni, et rejeté par les populations locales, parce qu’ils l’associent au néo-impérialisme qui les accable.

 

En fait, l’emploi de la force pour imposer la démocratie ailleurs a rarement marché. La logique néo-gaulliste pourrait plus efficacement défendre les valeurs européennes par l’exemple : en diplomatie, hors d’Europe, il est essentiel de défendre nos intérêts diplomatiques et économiques. Mais à l’intérieur, rien ne nous empêche de protéger et d’affirmer clairement nos valeurs. Nous devrions travailler à une vraie démocratie, en France et en Europe. Même si cela gêne certaines élites. Avec plus d’implication démocratique au niveau local. Avec une vraie réflexion en France, où le pouvoir exécutif reste trop puissant ; avec une transformation radicale de l’UE, jusqu’à que l’accusation d’un manque de démocratie au sein de l’Union ne fasse plus sens. Montrons au reste du monde une France et une Europe capable de se réformer pour défendre au mieux ses idéaux. Soyons assez courageux, au sein de l’Europe, pour s’opposer clairement aux pays qui, comme la Hongrie, sont en contradiction avec les valeurs européennes, tout en profitant des avantages de l’UE.

 

En séparant ainsi politique étrangère et politique intérieure, on évite également de se tromper de combat : la politique étrangère vise à projeter l’influence d’un pays, ou de l’ensemble de l’UE, à l’étranger. C’est une arène marquée par la compétition avec les autres grandes puissances et puissances moyennes. Nous devons chercher à mener des projets « gagnant-gagnant » avec le reste du monde, mais soyons honnêtes : dans ce 21ème siècle, il y aura des gagnants et des perdants, et la France, comme l’UE, doivent tout faire pour faire partie des gagnants. Dans ce type de combat, agiter le drapeau de la démocratie, en étant honnête, sans l’utiliser cyniquement contre certains pays et pas d’autres, c’est tout bonnement impossible. Ce serait se couper d’une bonne partie du monde. Certes, il est impossible de couper totalement les valeurs de la politique étrangère face à l’horreur d’un génocide/d’un massacre de masse, par exemple. Mais au-delà de cette exception, le néo-gaullisme pourrait nous aider à revenir à un sain réaliste : faire de la diplomatie amène à parler, et à tisser des liens, avec des pays dont nous ne partageons pas l’Histoire, et pas forcément toutes les valeurs. Pourtant le dialogue est nécessaire, pour nos intérêts économiques, pour notre capacité d’influence, face à d’autres puissances qui prendront notre place, si nous sommes incapables de sortir de notre logique d’auxiliaires passifs.

 

Une France indépendante, et une Europe forte, capable de se défendre elle-même, de projeter son influence diplomatique et économique efficacement, capable de parler avec tout le monde, et de se faire entendre : c’est le projet néo-gaulliste tel qu’il est défini ici. Et il y a fort à parier que s’il était présenté comme une ligne directrice aux Français et aux autres Européens, qu’ils soient eurosceptiques ou pro-Européens, l’idée pourrait avoir un certain succès… On ne peut donc qu’espérer voir nos élites influencées par l’occidentalisme revenir à une approche plus française des relations internationales. Une approche que la France, revenue à ce qui l’a fait grande par le passé, pourrait proposer comme projet à toute l’Europe…