Géopolitique

Les "brèves eurasiatiques" sont une nouvelle offre du CAPE, aidant à mieux comprendre l'espace post-soviétique, en suivant son actualité. Elles sont supervisées par Christine Dugoin-Clément et Didier Chaudet.

 

Les péripéties de Saakashvily en Ukraine : analyse des derniers événements

 

Brèves eurasiatiques (1)

Christine Dugoin-Clément, 4 janvier 2018

 

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Après que sa citoyenneté ukrainienne lui ait été retirée alors qu’il se trouvait hors d’Ukraine, après les manifestations ayant eu lieu devant la RADA (Assemblée nationale ukrainienne) en octobre de cette année, Mikhël Saakashvily, ancien Président géorgien, ex gouverneur de l’oblast d’Odessa, défraye encore la chronique.

Depuis que Saakashvili et certains de ses partisans avaient demandé la destitution du Président ukrainien Petro Porochenko le 3 décembre, la possibilité d’une arrestation pesait sur l’ancien Président.  Deux jours plus tard a lieu une scène digne des meilleurs films d’action : le 5 décembre au matin, les forces de l’ordre venaient interpeller l’ancien Président, n’hésitant pas à enfoncer la porte de son domicile ; Mikhël Saakashvili, refusant de se laisser arrêter, monta sur le toit de son bâtiment. Il est finalement capturé, pris en photo sur le seuil de son immeuble, menotté mais faisant le « v » de la victoire. Ses partisans, prévenus, sont intervenus. In fine, le véhicule se retrouva bloqué par des voitures garées en travers de la route à quelques centaines de mètres de son point de départ ; et Saakashvili rentrera chez lui avant de descendre vers la RADA. Et cela tout en appelant la population à manifester et à exiger la démission du Président Porochenko, en plus de ces trois chevaux de bataille bien connus : le changement des règles électorales, la création d’une Cour anti-corruption et l’annulation de l'immunité parlementaire.

Quant à la raison de cette tentative d’arrestation, le SBU (services de sécurité de l'Ukraine) déclarait mener une enquête en collaboration avec le bureau du procureur général, enquête ouverte en vertu de paragraphe 1 de l'article 256 du Code pénal ukrainien (Article visant les membres d'organisations criminelles et leurs activités criminelles, prévoyant une peine d'emprisonnement pouvant aller de 3 à 5 ans). De son côté le procureur général, Yuriy Lutsenko, annonçait que Mikheïl Saakashvili était arrêté pour avoir fomenté un coup d’Etat soutenu par la Russie. Selon lui, Moscou payerait les soutiens de Saakashvili, qui continuent d’occuper le terrain devant la RADA depuis le mois d’octobre. En outre, il accuse l’ancien gouverneur d’Odessa, enregistrements à l’appui, d’entretenir des liens avec Serhiy Kourchenko (un oligarque proche de l’ancien Président Viktor Ianoukovitch renversé par la « révolution du Maïdan »). Ce dernier lui aurait même versée 300 000 dollars. Aux accusations de liens avec la Russie répondaient d’autres accusations du même type, et Mikheïl Saakashvili, après avoir nié ne serait-ce que connaitre Kourchenko, accusait à son tour le Président ukrainien de l’avoir fait arrêter sur ordre du Kremlin.  En fin de journée, il appelait ces partisans à une grande manifestation le 10 décembre alors que Yuriy Lutshenko annonçait à la RADA donner jusqu’au lendemain à Saakashvili, ses soutiens, dont 8 députés « complices » parmi lesquels Mustafa Nayyem, pour se présenter à la justice.

 

Trois jours plus tard, l’ancien président géorgien était à nouveau arrêté et cette fois placé dans un centre de détention provisoire.

 

Quelle lecture faire de ces rebondissements ?

 

Tout d’abord, il semble évident que l’interpellation de Saakashvili apparait comme une faute tactique du président Porochenko. Ce dernier est déjà régulièrement accusé de ne pas faire avancer assez vite les réformes anti-corruption, voire de les ralentir plus ou moins sciemment alors qu’elles sont demandées par sa population…et par Saakashvili lui-même. Que cette succession d’événements intervienne alors que se profilent déjà les prochaines élections présidentielles n’aide pas à donner une image positive du pouvoir en place.

Cependant, les soutiens de Saakashvili restent peu nombreux. Ce qui explique que malgré ses nombreux appels à la population de Kiev demandant la destitution du Président Porochenko et exhortant ladite population à descendre dans les rues, la situation n’ait pas encore dégénérée. Cependant, l’arrestation de l’ancien président géorgien lui confère dorénavant le statut de martyr. Cela pourrait participer à une accélération du mouvement de mécontentement au sein de la population ; conscient de cet écueil, le procureur général Lutsenko a appelé à ne pas disperser les manifestants stationnés devant la Rada par la force.

 

Un point important est à noter : il s’agit de l’absence de réactions véhémentes de la part des autres partis politiques en présence concernant les méthodes mises en œuvre lors de l’arrestation de Saakashvili. En effet, à l’exception de Ioulia Timoshenko, qui les a condamnées, les autres partis représentés à la RADA ont été assez peu diserts sur le sujet.  Au sein même de son parti le « mouvement des forces nouvelles », on reste prudent tout en craignant les conséquences, arguant que l’ancien président géorgien ne peut pas se permettre de rester dans le vague et doit s’expliquer, amenant les preuves de son innocence. Certains soutiens de Saakashvili comme Svitlana Zalichtchouk, députée à la RADA et membre actif de la Révolution du Maïdan, écrivaient qu’en cas de confirmation des accusations du procureur, ce serait un coup dur pour les forces démocratiques et à la confiance que les gens éprouvent lors d’une protestation pacifique. Et d’ajouter que si c’était vrai, l’argent versé par Kourtchenko serait une trahison voire une destruction de la perspective de lutte contre la corruption en Ukraine, ce qui conforterait le président Porochenko.

 

Il semblerait donc que l’activisme incontrôlable de Saakashvili ne soit pas forcément bien perçu à cause du risque de dérapage populaire et de la déstabilisation que cela voudrait dire pour le pays, le tout alors que des élections présidentielles se profilent pour mars 2019. Une révolution ou une agitation populaire potentiellement incontrôlable arrangerait bien peu le gouvernement en place, mais aussi un certain nombre des prétendants à la prochaine présidence.

 

Au niveau international, ces derniers évènements participent à affaiblir l’image du Président Porochenko mais aussi de l’Ukraine. En effet, la lutte contre la corruption dans ce pays apparait inefficace. Et certains se demandent si ces arrestations ne sont pas la démonstration patente d’une utilisation par le pouvoir en place de l’outil judiciaire à des fins politiques.

 

Ce sentiment s’est vue renforcé quand le nom du procureur général, Lutsenko, a été cité au titre d’une ingérence menée dans les opérations spéciales du Bureau national de lutte contre la corruption (NABU). Ce dernier s’est justifié en arguant de la découverte des actions illégitimes du NABU, sans que cet argument persuade vraiment. Or l’image de ces combats au sein des institutions anti-corruption ukrainienne est, bien entendu, très néfaste à l’international.

 

Par ailleurs, le risque de dérapage en un mouvement populaire est mal perçu par les partenaires de l’Ukraine qui participent financièrement à sa reconstruction. C’est aussi le sentiment ressenti par les Etats-membres de l’Union Européenne, qui aimeraient que les situations instables à ses frontières ne se démultiplient pas, alors même que la résolution du conflit dans le Donbass s’enlise malgré les accords de Minsk I et II portés par l’Allemagne, la France et la Pologne (septembre 2014 et février 2015).

De son côté, l’ambassade américaine appelait au retour au calme le 5 décembre dernier, démontrant la crainte d’un embrasement. Ainsi il apparait qu’au niveau international ni Saakashvili ni Porochenko ne sortent grandis de cette affaire.

 

Pour sa part, la Russie semble, quant à elle, se réjouir de la situation. En effet, que l’Ukraine apparait comme un Etat verticalisant le pouvoir, incapable de gérer ses affaires de corruption et sa tumultueuse politique interne, participe à renforcer le discours officiel tenu depuis plusieurs années quant à la maturité du pays. Enfin, concernant Saakashvili, certaines voix à Moscou estiment que l’homme a perdu toute dignité en s’échappant sur le toit de son immeuble. Le sénateur russe Frantz Klintsevitch estimait, quant à lui, qu’en tentant d’arrêter le coup d’Etat de Saakashvili alors qu’elles en sont elles-mêmes issues, les autorités de Kiev viennent, ni plus ni moins, que de se « flageller » elles-mêmes…