Analyse des Politiques européennes

Bloc-notes n˚4

 

Laurent Coligny, 29 novembre 2020

 

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La politique étrangère se construit d’abord sur des moyens concrets. Les idées, l’enthousiasme, l’idéologie peuvent avoir un certain impact. Mais le fait est que c’est la puissance économique, militaire, la force de frappe diplomatique (importance du réseau diplomatique, des moyens de pression, etc.) qui offrent la capacité de peser à l’international. Et n’en déplaise aux idéologues parisiens : nous n’avons pas les moyens des Américains, nous sommes, au mieux, ensemble, une puissance régionale. Il y a donc quelque chose d’absurde, de délirant, de voir la France ou l’Allemagne donner des leçons de démocratie au monde entier. Cela apparait hypocrite jusqu’en Europe, et cela n’a jamais abouti à des résultats significatifs. Laissons donc aux think-tankers plus actifs sur twitter que sur le terrain, et aux intellectuels médiatiques leurs croisades démocratiques contre la Chine, ou contre la Russie, selon les faveurs qu’ils essayent d’obtenir ; pour celles et ceux qui sont sincères dans leur défense des valeurs de progrès (droits de l’Homme, État de droit, etc.) mais qui comprennent le monde tel qu’il est, l’Europe ne peut avoir une influence qu’au niveau régional, dans son environnement proche.

 

Personne n’aime les missionnaires armés : c’est du simple bon sens. Vouloir imposer l’État de droit, les droits de l’Homme tels que nous les percevons, tout d’un coup, par la force, est au mieux une imbécilité, au pire du néo-colonialisme. Par contre, des sociétés, dans notre environnement régional, ont fait le choix du combat démocratique : on pense notamment à la Tunisie, la seule vraie révolution réussie du Printemps arabe ; mais aussi au Liban, une démocratie parlementaire minée par des élites traditionnelles qui travaillent à préserver le statu quo à tout prix, mais dont la population souhaite plus, et mieux, pour son avenir ; et enfin à la Biélorussie, dont la courageuse population a prouvé qu’elle souhaitait massivement ne plus être la dernière dictature d’Europe.

 

On n’inclura pas l’Ukraine ici : s’il faut y soutenir la démocratie et la défense des droits de l’Homme, sa destinée géopolitique est d’être un pays neutre, et libre, entre Union Européenne et Russie. Il y a quelque chose d’absurde à voir certaines forces, à Moscou mais aussi dans les pays occidentaux, à vouloir que l’Ukraine « choisisse » un camp. Comme ce pays est devenu une sorte d’enjeu de « deuxième guerre froide » entre le Kremlin et les Américains, une implication européenne trop forte ne ferait qu’attiser les craintes et la colère des Russes. Or si l’opposition entre Européens et Russes est dans l’intérêt des États-Unis, elle n’est pas dans celle d’une possible Europe puissance plus indépendante de Washington. Donc sur l’Ukraine, la marge de manœuvre européenne est limitée.

 

Sur la Biélorussie, d’ailleurs, soutien à la population qui veut sa liberté ne signifie pas intégration au sein de l’UE. Par contre, un interventionnisme russe trop poussé pour soutenir le régime local, ou ce même régime allant trop loin dans la répression, affaiblirait considérablement l’image d’une Union qui laisserait faire de telles actions à ses frontières. Il faut dialoguer avec les Russes, comme avec le pouvoir à Minsk, pour pousser à une logique réformiste et pacifique. Les Européens devraient être très clairs sur le fait qu’ils refusent la notion de seconde guerre froide, ou de voir la crise comme un « Grand Jeu » contre la Russie : ce qui compte, c’est de faire en sorte que la voix du peuple biélorusse soit entendue.

 

Mais s’il y a une priorité à donner, alors, l’UE devrait miser en premier lieu sur la Tunisie : ce pays est révolutionnaire à plus d’un titre, dans son rapport à la tradition, au droit des femmes, à l’Histoire. Il est entouré de forces hostiles et, pire encore, d’une dangereuse instabilité : une instabilité dont la France est en grande partie responsable, avec la guerre de Libye, une victoire des idéologues parisiens. Malgré tout, la Tunisie peut réussir, si on lui offre une aide raisonnable et constante : elle a une population éduquée, le résultat de la politique d’Habib Bourguiba (que nos idéologues auraient qualifiés probablement de « dictateur » mais qui fut, en fait, un véritable fondateur de l’État moderne dans ce pays, comme Atatürk ou Nehru) ; ses femmes sont clairement reconnues comme égales de l’Homme, un autre résultat de l’héritage bourguibien. Enfin, un point qui ne plaira peut-être pas aux révolutionnaires de salon français et occidentaux, les Tunisiens ont compris que la révolution était un mouvement passager, pas une fièvre permanente : des forces stabilisatrices ont su se faire entendre, et la sécurité est redevenu une valeur importante, après une révolution qui tournait quelque peu au chaos. On est donc face à une jeune démocratie déjà devenue raisonnable, qui a surtout besoin de développement.

 

Au Liban, en Biélorussie, le travail sera difficile, demandera beaucoup de temps. Il est nécessaire, les Européens devront faire leur part, sans oublier que l’effort sera d’abord local ; mais le succès, dans les deux cas, est incertain. Par contre, en Tunisie, nous avons une chance. Nous avons les moyens de soutenir, fraternellement, la démocratie tunisienne, la voir fleurir et prospérer comme un modèle de développement, pour les pays africains, pour le monde arabe, voire pour le reste du monde musulman.

 

Mais voilà, pour réussir, il faudrait réinvestir nos efforts, arrêter de croire que les grands pays européens peuvent peser partout dans le monde également, peut être réduire les coûts dans certains pays lointains, pour réinvestir plus proche de nos frontières communes. Ainsi, d’un point de vue strictement français, nos dépenses en Afghanistan sont parfois mal orientées et ne sont souvent qu’un moyen de nous donner bonne conscience : cet argent serait autrement plus utile en Tunisie ou au Liban.

 

Aidons des pays déjà engagés par eux-mêmes dans la lutte pour la démocratisation, investissons dans notre voisinage dans les sociétés qui sont déjà sur cette voie, et faisons-le franchement, massivement. Si dans 20 ans, la Tunisie est devenue la démocratie stable et prospère qu’on souhaite, si on a pu aider le Liban à réformer son modèle confessionnel qui le dessert, et si vers l’Est de l’Europe, il y a plus de respect pour l’État de droit, pour les droits de l’Homme et pour la paix européenne, alors, nous serons sur la bonne voie. Et si cela veut dire ne pas se perdre dans des aventures militaires hasardeuses, et refuser de suivre les Américains dans une nouvelle « guerre froide » avec la Russie et la Chine, le prix à payer est plus que raisonnable…