Bloc-notes n˚15
Laurent Coligny, 30 mars 2022
La guerre est de retour en Europe. En fait, elle était déjà revenue avec les guerres de Yougoslavie, mais on l’a oublié, comme si les Balkans ne comptaient pas. Aujourd’hui, la situation est plus grave encore : cette fois, un pays qui a pleinement pris son indépendance après la chute de l’URSS, qui avait été un « bon élève » de la communauté internationale en s’étant dénucléarisé pacifiquement, dont l’intégrité territoriale était supposée être assurée, se retrouve attaqué militairement.
Certes, la Russie ne fait que défendre ses intérêts nationaux tels qu’ils sont conçus au Kremlin. Il est clair qu’après la chute de l’URSS, la Russie n’a pas été vue comme un partenaire, mais plutôt comme un pays vaincu. L’OTAN, produit de la guerre froide, a été préservée, et s’est avancé de plus en plus des frontières russes. D’un point de vue russe, on ne pouvait que s’attendre à une réaction, d’une façon ou d’une autre. C’est ce qui explique une bonne partie des actions du Kremlin.
Mais la géopolitique n’est pas l’art de distribuer des bons et des mauvais points, selon des critères plus ou moins moraux. L’OTAN a continué d’exister parce que les Européens n’étaient pas prêts à faire les efforts nécessaires pour assurer leur défense collective. Et dans la crise actuelle, encore une fois, les Européens sont des acteurs secondaires, face aux Russes et aux Américains.
Pour que cela change, il faudrait que l’évidence même s’impose, enfin, aux diplomaties des États membres de l’UE : les Européens doivent s’occuper, d’abord et avant tout, d’affaires européennes. Avec la situation actuelle, on comprend à quel point étaient absurdes les discours intellectuels faisant de la Chine, de l’Iran, de la Turquie, des dangers prioritaires pour les intérêts européens. Les Européens auraient toujours dû considérer la situation ukrainienne, leur rapport à la Russie, la question de l’Europe de la Défense, et un meilleur fonctionnement, en interne, de l’UE, comme des priorités absolues, demandant toute leur attention. Même si cela signifiait mettre de côté des sujets artificiellement « à la mode » par des analystes désireux de devenir des « conseillers du Prince ».
La seule zone, avec l’Europe et son voisinage est-européen, qui devrait compter de la même manière pour les capitales européennes, est le pourtour méditerranéen hors-UE. Une relation privilégiée avec cet autre voisinage est nécessaire, pour assurer nos intérêts sécuritaires et économiques.
En fait, ce qu’on prône ici, c’est que l’UE et ses États-membres se considèrent enfin pour ce qu’ils sont collectivement : une puissance moyenne et régionale. Il est absurde de penser, qu’au sein de l’UE, il y a des « grands » et des « petits » pays. À l’échelle internationale, France, Espagne, Pologne, République Tchèque, nous sommes tous vus comme des « petits » pays. Pour changer ce fait, il faut se concentrer sur notre environnement régional.
Cette réorientation de bon sens devrait signifier une évolution importante, dans les diplomaties de la France et des autres pays européens : refuser une logique de « guerre froide » face à la Chine.
En pleine crise ukrainienne, Paris a accueilli un forum Union Européenne – Indopacifique. Il a peut-être été affirmé que ce forum ne se faisait pas dans une logique anti-chinoise, et pourtant, ailleurs, notamment en Afrique, il a été perçu comme tel. On comprend que cet engagement européen soit vu avec enthousiasme par des journalistes et diplomates indiens, avec satisfaction par certains analystes australiens et américains : cela va dans le sens de leurs intérêts nationaux. Mais d’un point de vue européen, cela relève de l’absurde : Français et Européens se positionnent en critiques de la montée en puissance de la Chine, quand ils sont incapables de s’opposer aux actions d’une puissance bien plus faible en comparaison, et bien plus proche géographiquement.
On paye le prix, ici, d’une analyse géopolitique de salon, qui a trop souvent dominé, des conférences aux plateaux de télévision, en passant par les ministères. Il faut s’intéresser à la situation en Asie-Pacifique, bien entendu. Mais la géopolitique du monde tel qu’il est impose des priorités. Et pour les Français, les Européens, la priorité, c’est l’Europe et la Méditerranée, dans la logique « gaullienne » déjà présentée dans un autre article. On ne voit pas les Indiens s’aligner sur les Européens dans l’affaire ukrainienne, parce que New Delhi sait qu’il est dans son intérêt de ménager la Russie. Ils défendent leurs intérêts, les Européens devraient apprendre à défendre les leurs.
Comprendre la géopolitique devrait également amener à voir la Turquie et l’Iran différemment. Tout d’abord, sur l’Iran, on ne voit pas l’intérêt, pour la défense des intérêts strictement européens, d’un suivisme total face aux Américains : on sait depuis longtemps que les sanctions font souffrir les peuples bien plus que les régimes, et la politique américaine a sans doute renforcé plus qu’affaiblie la tendance des « faucons » au sein des élites iraniennes ces dernières années. L’Iran s’oppose à Daech, veut la stabilisation de son environnement régional, et, s’il était moins isolé/ciblé par les Occidentaux, ne serait plus forcé de s’aligner forcément sur la Russie. En fait, sur la question énergétique, et dans le Caucase, la République islamique pourrait même devenir une force concurrente pour Moscou, au nom de la défense de ses propres intérêts économiques et géopolitiques. Le positionnement idéologique anti-iranien soutenu par les différentes administrations américaines empêche cette évolution intéressante pour nos intérêts.
Le choc ukrainien devrait nous pousser à une diplomatie plus subtile face à l’Iran. D’autant plus que si certains fantasment la chute du régime iranien, la réalité, c’est qu’une République islamique qui s’écroulerait, cela voudrait dire le chaos, de l’Afghanistan aux rives de la Méditerranée. Ce n’est pas dans l’intérêt des Européens. On comprend que les Américains aient des intérêts différents. Mais il serait bon que les Européens pensent à défendre les intérêts européens. Cela relèverait du bon sens.
Face à la Turquie, une certaine entente cordiale pourrait être possible. Ankara a des ambitions vers différentes régions du monde, mais n’en a pas les moyens financiers pour les mener à bien. Il est primordial de pousser à un apaisement des relations entre Grèce, Chypre et Turquie. Cela voudra dire aussi prendre en compte les intérêts turcs : la présence de la Grèce et de Chypre au sein de l’UE ne veut pas dire défendre les intérêts nationalistes grecs dans le sens le plus étroit du terme. De fait, les Européens ont besoin de la Turquie, mais les Turcs ont aussi besoin de l’UE, de ses investissements, de son soutien sur certains sujets primordiaux pour leurs propres intérêts nationaux. Contrairement à ce que fantasme une certaine extrême droite française, nous ne sommes plus à l’époque de l’Empire ottoman assiégeant Vienne, il n’y aura pas de nouveau Lépante, et si nous sommes concurrents sur certains dossiers, les différences ne sont pas importantes au point de rendre la réconciliation et la coopération impossibles. En fait, il est dans l’intérêt des Européens de soutenir l’ambition d’Ankara d’être un leader du monde turcophone. Et dans les Balkans, comme en Asie centrale et en Europe de l’Est, voire même sur certains dossiers moyen-orientaux, UE et Turquie devrait se coordonner, plutôt que de s’ignorer ou de s’opposer. Enfin, sur le dossier des migrations, comme sur la question sécuritaire moyen-orientale, et dans le cadre du rapport géopolitique à la Russie, il est primordial d’avoir une Turquie plus solide économiquement, voyant les Européens comme des alliés : le temps d’une réconciliation réelle avec Ankara est décidemment venu.
Enfin, face à la Russie, les Européens devraient être capable de parler d’une voix forte et unie. Pas forcément dans l’opposition systématique d’ailleurs : la situation actuelle en Ukraine est le fait de l’attitude américaine, des ambitions géopolitiques russes, et de la faiblesse européenne. Le problème est moins l’attitude du Kremlin que la faiblesse de l’Europe et même, osons le dire, la bêtise géopolitique qui a trop longtemps dominé la réflexion dans les capitales européennes. Face à une Union plus forte, prenant en compte ses propres intérêts géopolitiques, travaillant à les protéger quel que soit la réaction américaine, l’attitude du Kremlin, réaliste, sera différente. Cela demandera des efforts financiers, diplomatiques, et politiques. Mais ce qui se passe actuellement en Ukraine est la conséquence logique d’une Europe faible, mal organisée, soumise aux intérêts/aux pressions d’autres puissances. L’électrochoc devrait être suffisant pour pousser à une réelle évolution, quel que soit le prix à payer. En tout cas, on l’espère…