Analyse des Politiques européennes

Leçons inspirées des élections italiennes pour la France et l’UE

 

Notes du CAPE n˚25

 

Laurent Coligny, 30 avril 2018

 

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Les résultats du dernier scrutin italien devraient inquiéter, en France et ailleurs en Europe. En bref : le « Mouvement Cinq Etoiles », présenté abusivement comme d’extrême droite par certains en France, mais clairement populiste, fondé il y a à peine une décennie par un humoriste italien, Pepe Grillo, est aujourd’hui le premier parti d’Italie ; il a raflé 32,64% des voix à lui seul ; la coalition droite-extrême droite a obtenu 37% des suffrages ; le centre-gauche coalisé a été largement battu, avec un peu moins de 23% des voix. Globalement, c’est l’euroscepticisme qui triomphe, même si le discours du Mouvement 5 Etoiles s’est modéré sous la direction de Luigi Di Maio. Ainsi, il ne réclame plus un référendum sur la sortie de l’euro. Consolation bien mince, quand on regarde la situation politique de l’Italie aujourd’hui, pays qui semble difficilement gouvernable. Et, plus grave encore, qui apparait divisé en deux, entre un nord tenu par la droite dure/l’extrême droite, et un sud dominé par le Mouvement 5 Etoiles…

 

Dures et nécessaires leçons pour les pro-Européens et les « centristes » :

Une approche générale

 

Avant de parler des leçons pour les politiciens français dans leur ensemble, il serait bon de traiter d’un point spécifique pour la droite. En effet, elle ne devrait particulièrement pas se réjouir des résultats italiens ; car cette élection, c’est la mort de la droite « modérée » en Italie. Forza Italia, de Silvio Berlusconi, était encore un authentique parti de gouvernement pendant les élections de 2013, quand il réussissait à rallier sous sa bannière 22% des votants. A l’époque, son partenaire lors de la récente élection, la Lega (Ligue du Nord, d’extrême droite) ne faisait guère plus de 4% en 2013. Dans la coalition entre ces deux forces, on voit qu’en 2018, le rapport de forces s’est radicalement inversé : le parti de Berlusconi n’atteint que 14%, devancé par la Ligue qui récolte 17,4% des suffrages. Et si on prend en compte toutes les voix d’extrême droite, on obtient le chiffre de de 21,5% pour cette élection. La droite de gouvernement est naturellement mise en difficulté, parce qu’elle ne semble pas être capable de représenter quelque chose de clairement différent de la droite dure pour l’électorat italien. Donc non, le « centre-droit » n’est pas un des vainqueurs de ces dernières élections. C’est l’extrême droite qui fait partie des vainqueurs, avec les autres populistes. Et la droite « classique » est réduite à un rôle de collaboration face à une force supérieure, et mieux structurée idéologiquement.

 

Il suffit de regarder l’état de la « droite » française pour comprendre que ce scénario pourrait bien être prémonitoire pour notre pays. Qui sont « les Républicains » ? Une masse informe sans idéologie claire, depuis bien longtemps. Leur nom même, expression du seul désir de Nicolas Sarkozy s’imposant à des militants pas toujours convaincus montre le caractère artificiel d’une famille politique qui était, par ailleurs, riche de ses différences quand elles se partageaient entre RPR (gaulliste/bonapartiste/clairement de droite, sans être d’extrême droite) et l’UDF (formation sensée être au centre, moins jacobine, et plus pro-européenne). Si ces deux partis représentaient quelque chose idéologiquement, ce n’est pas le cas pour les « Républicains », hélas. Déjà, sous le président Sarkozy, l’identitaire était mis en avant, d’une façon qui ne serait pas reniée par l’extrême droite aujourd’hui. Où sont les autres idées, spécifiques à la droite de gouvernement actuelle, qu’on ne retrouve pas déjà à l’extrême droite, ou dans le centre/centre-droite déjà tenu par Emmanuel Macron ? On ne les trouve pas, et la droite Wauquiez semble aujourd’hui décidée à continuer ce que Nicolas Sarkozy a commencé, à savoir courir derrière les voix de l’extrême droite. Jean-Christophe Lagarde (UDI) a bien résumé la situation actuelle : le leadership des Républicains pense pouvoir siphonner les voix du Front National, il prépare en fait la domination de l’extrême droite sur la droite classique dans les années à venir. C’est-à-dire un scénario à l’italienne…

 

La victoire « populiste », en Italie, peut être mise sur le compte de la corruption des hommes politiques. Un ras-le-bol populaire s’est exprimé depuis longtemps, mais faute d’une réaction sérieuse au sein des élites politiques, les partis « traditionnels » ou plus « centristes » ont forcément perdu de leur attraction. Le « dégagisme » est une réalité, en Italie mais aussi ailleurs, face à des élites de gouvernement qui se sont endormis sur leurs lauriers, qui ont cru qu’on ne leur disputerait jamais le pouvoir. Peu importe que certaines de leurs idées soient bonnes, ou que les populistes inclassables ou d’extrême droite qui s’opposent à eux apparaissent comme incompétents. Suite au débat présidentiel, en France, entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, on pense, à tort, que le manque de maîtrise des dossiers par le leadership d’extrême droite sera suffisant pour le discréditer élection après élection. C’est sous-estimer l’agacement de nos concitoyens. En France, ils ont résisté à la tentation, et ont élu Emmanuel Macron. Mais ce dernier a-t-il pris en compte sa responsabilité historique dans la vie politique française ? Difficile de le croire quand on se tourne vers LREM et ses alliés aujourd’hui. Comme avec la droite et la gauche de gouvernement, on est face à des gestionnaires, avant tout. Ce n’est pas totalement une mauvaise chose, bien entendu : il n’est pas nécessaire d’en rester aux absolus idéologiques du 20ème siècle ; le pragmatisme peut même être salutaire pour un pays comme la France, historiquement prompt aux choix intellectuels radicaux. Mais tout de même : qu’est-ce que le « macronisme » aujourd’hui ? Quel est son projet positif possiblement enthousiasmant pour les Français ? Au-delà d’un « parler vrai » qui semble avoir été pensé pour choquer, une approche très « monarchie républicaine » que ne renierait pas la droite gaulliste, et des grands discours dont on se demande s’ils seront suivis d’une action réelle, difficile de définir la doctrine politique du président. Au sein de LREM même, difficile aussi de voir une pensée structurée et surtout unie se développer, au-delà de la dévotion au leader. Une situation qui pourrait bien amener E. Macron à vivre demain ce que M. Renzi vit aujourd’hui… Face au ras-le-bol citoyen, le président français ne peut décidemment pas se limiter à un « parler-vrai » déjà usé et abusé par l’ancien président Sarkozy.

 

 

Politique et migrations :

les leçons à tirer des craintes populaires, sans tomber dans le simplisme

 

La force des populistes se fonde pour beaucoup, bien entendu, sur les réactions et les peurs engendrées par la « crise des migrants ». Le politique bulgare I. Krastev a raison quand il rappelle le rejet populaire de l’analyse selon laquelle on pouvait gérer les problèmes démographiques de l’Europe par un apport humain extra-européen. Plus généralement, surtout dans les quartiers populaires, l’apport important de populations récentes est forcément difficile, cela a toujours été ainsi, même dans les pays fondés par les vagues de migrations.

 

Mais sur ce sujet, il serait dangereux de tirer des leçons trop rapides ou simplistes. Oui, il faut un contrôle réel de l’immigration en France et en Europe. Mais ce n’est pas nouveau, et parler de « laxisme » systématique de tous les gouvernements, en Europe de l’Ouest, ces dernières années, c’est tout de même tomber dans l’exagération. Par ailleurs, dans les États européens, il faut savoir trouver l’équilibre entre défense des droits des minorités, refus de la discrimination raciste ou contre une religion en particulier, et défense du vivre ensemble. Ici, c’est le bon sens qui devrait l’emporter : par exemple, le voile qui permet de voir l’ensemble du visage n’est pas vraiment un problème, qu’on l’apprécie ou pas : c’est un symbole religieux et culturel ancien, loin d’être central dans une vie spirituelle, mais pas problématique au point de devoir pousser le législateur à agir. Par contre, le niqab/la burqa, qui masque littéralement le visage et donc l’identité, est un réel problème. Il faut prendre en compte les susceptibilités particulières sans sombrer dans la facilité : la vérité c’est que les personnes présentes en Europe, quelle qu’elle soit, vivent dans des pays fondés sur l’esprit des Lumières, la défense des droits individuels, l’égalité entre tous, y compris l’égalité hommes-femmes. A partir du moment où ce socle commun est accepté, pas de problème. Quand il n’est pas accepté, que ce soit par une extrême droite « occidentale » ou plus orientale (ce qu’on appelle « islamisme radical »), alors, les renseignements généraux et les services de police doivent se montrer vigilants. La liberté de parole est possible, mais ne doit pas être perturbée, et ne doit pas glisser vers la promotion de la guerre civile. Contre les extrêmes, soutenir le respect des cultures d’origine mais plus encore du terreau citoyen commun est une nécessité, dans tous les pays. De fait, en Europe, pour gérer au mieux les récentes arrivées, c’est l’approche de la nation à la Renan qui devrait s’imposer partout en Europe.

 

Une fois tout cela dit et accepté, on évite déjà de tirer les mauvaises conclusions sur le lien entre migrations et montée en puissance du populisme : on évite notamment de courir derrière l’extrême droite et ses compagnons de route sur ce sujet. Mais il ne faut pas nier le fait que cet apport récent de populations extra-européennes est un défi à relever. Un défi qui demande une identité nationale et européenne plus que jamais célébrée, rappelant l’Histoire ancienne, certes, mais plus encore, celle qui est directement liée au meilleur de notre Union : l’héritage des Lumières. Les citoyens européens ne sont pas de simples producteurs et consommateurs : ils ne sont pas interchangeables avec des gens du Népal ou du Zimbabwe juste au nom d’une vision comptable de la démographie. Par contre, dans une vision de l’Europe fondée sur les Lumières, quelqu’un du Népal ou du Zimbabwe peut devenir un Européen à partir du moment où il accepte l’héritage des Lumières, respecte les lois, et accepte, bien entendu, l’Histoire des pays européens sur le temps long.

 

Mais soyons clairs : sur ce sujet-là, à l’exception d’une poignée d’individus, il n’y a jamais eu de problème. Le souci des populations immigrés ces dernières décennies, c’était bien plus le marché de l’emploi, les questions sociales, le racisme, l’insécurité, que le rapport à l’Histoire ou à la religion chrétienne en France ou en Europe.

 

En fait, si la question de l’identité est revenue en force ces dernières années, nourrissant le populisme, en Italie est ailleurs, c’est à cause de la crise migratoire récente, avec les images de groupes de migrants cherchant par tous les moyens à entrer en Europe. Et cela alors même qu’ils ne découvrent pas sur place le paradis qu’ils imaginaient. Or cette crise migratoire récente est directement liée aux tragédies syrienne, irakienne, mais aussi afghane. Qu’on en commun ces trois pays ? Ce sont des champs de bataille associés aux actions géopolitiques des grandes puissances notamment des Américains. Champs de bataille dans lesquelles nous avons été, nous Européens, au mieux, des auxiliaires, des partenaires juniors. Bien souvent, les Américains décidaient seuls, et nous étions appelés à payer avec le sang de nos soldats ou l’argent de nos contribuables les conséquences des choix de l’« Hyperpuissance ». Il est hypocrite de s’insurger face aux migrations récentes sans en prendre en compte les causes profondes. Bien sûr, parmi les migrants, il y a aussi des gens qui fuient la misère économique. Mais les chiffres mettent bien en avant les Syriens, les Irakiens, les Afghans. Rappel implacable mais nécessaire pour les Européens : aujourd’hui, les grandes tragédies internationales ont des conséquences pour tout le monde. Quand on est une grande puissance, on peut se faire entendre, et défendre ses intérêts. Comme on ne l’est pas, comme les pays européens, on subit. Si on veut sérieusement éviter ce type de crises migratoires, il faut être assez forts, et assez bien organisés, pour éviter des crises politiques majeures dans notre voisinage. Ce qui veut dire, pour l’UE, l’Europe orientale hors-UE, l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient. Un défi de taille…. qui nécessite une réelle Europe puissance, capable d’agir diplomatiquement mais aussi militairement, quand c’est nécessaire. Avec une politique de stabilisation de son environnement régional qui ne se limite pas aux bons sentiments et au désir de ne froisser personne.

 

Si nous n’avons pas d’Europe Puissance capable de défendre nos intérêts, c’est d’abord à cause de nos élites politiques, europtimistes et eurosceptiques, au pouvoir sur ces dernières décennies, et qui ont été incapables de construire une Europe ambitieuse, sur un modèle fédéral, confédéral ou d’Europe des nations. Leur incapacité de prendre en compte la géopolitique internationale, à penser sur le long terme nos intérêts à tous, est en cause ici.

 

Retrouver le sens du combat politique et intellectuel :

l’UE comme projet démocratique assumé

 

Une autre leçon devrait se dessiner pour les responsables politiques français qu’ils soient de droite, de gauche, du centre, en fait, pour tous les acteurs politiques raisonnables et comprenant l’intérêt du projet européen. L’Italie n’est pas le seul problème du projet européen. Il y a bien sûr le Brexit, mais en fait, ce dernier sujet, sur le court terme, va être un problème pour Londres bien plus que pour nous Européens. Peut-être que sur le plus long terme, ce divorce va signifier un fossé infranchissable entre Anglais et Europe continentale, et sur ce sujet, il sera important que les grands pays européens ne se laissent pas berner. Mais le problème actuel, pour l’UE, est ailleurs. Il y a le populisme en Italie, certes, mais aussi la montée en puissance d’une extrême droite identitaire, conspirationniste, raciste, anti-européenne, partout en Europe, et en position de force dans certains pays d’Europe centrale et orientale. En général, c’est dans cette dernière partie de l’Europe qu’on se rend compte qu’avoir fondé notre Union sur les projets économiques plutôt que sur des valeurs, sur un projet politique et intellectuel clair. Le danger populiste dans toute l’Europe, menaçant le projet européen en tant que tel, et menaçant définitivement un projet d’indépendance fondé sur les valeurs des Lumières, devrait forcer les pro-Européens à se réveiller. L’extrême droite ne rêve que de guerre de civilisations, et se divise entre ceux prêts à se soumettre aux États-Unis par islamophobie, et ceux qui sont genoux à terre face au Kremlin par anti-américanisme. Les forces pro-européennes en France, en Allemagne, et ailleurs, devraient donc être claires : l’UE doit être repensée comme une force n’acceptant que des démocraties fondées sur la défense des droits de l’Homme, des droits des minorités, l’égalité hommes-femmes. Et revendiquant, enfin, une réelle indépendance. Si un peuple fait un autre choix que celui-là, il ne devrait pas recevoir de fonds européen, et sa présence au sein de l’UE devrait être remis en question.

 

Cessons de trembler qu’à chaque élection des « Eurosceptiques » prennent le pouvoir. Si un peuple vote d’une certaine façon à cause d’un problème associé en partie l’UE, il faut savoir l’écouter. Et c’est en bonne partie le cas en Italie : une Europe plus solidaire et plus capable face à la question migratoire aurait pu stopper la vague populiste. Mais si un peuple se choisit des leaders dans une extrême droite rejetant l’héritage des Lumières de façon claire, alors, le pays n’a pas vraiment sa place dans l’UE. Et ne devrait pas forcément recevoir des fonds européens. Imaginez une telle attitude, ferme, claire, face à la Hongrie d’Orban, la coqueluche des partis d’extrême droite, en Italie et ailleurs en Europe. Il n’est pas certain que la Hongrie conserverait un tel leader si l’argent européen ou la place du pays dans l’UE serait mis en danger. Après les années 20/30 et la Deuxième Guerre mondiale, il est naturel de refuser, pour un projet européen, de voir les idées d’extrême droite se développer sans opposition.

 

Bien sûr, il va falloir que les responsables européens et les pro-Européens se saisissent des sujets qui nourrissent le populisme : les dysfonctionnements et le manque de transparence, de démocratie, au sein des institutions européennes. Prendre en compte les inquiétudes des citoyens européens face au présent et à l’avenir est également indispensable, Mais cela ne peut être possible que dans le cadre d’une offre intellectuelle claire. Une amélioration du projet européen, fondé sur l’héritage des Lumières, et sur le choix, enfin, de mener un projet authentiquement politique, et pas uniquement économique, sera autrement plus efficace que de reprendre les marottes de l’extrême droite en les copiant ou en les retournant (identité, immigration, etc.). Il faut apporter de l’espoir, du positif aux peuples européens. La défense des droits fondamentaux, l’UE comme un projet intellectuel et politique, mais aussi le désir d’être enfin une Europe puissance, c’est le type de proposition qui fera sens pour des peuples européens. Peuples qui, pour l’instant, n’ont le choix qu’entre des partis pro-européens mous/corrompus/déconnectés, et des populistes au mieux « idiots utiles » de puissances étrangères.